Avec Américaines Solitudes, le photographe français Jean-Luc Bertini dresse un portrait singulier de ce qu’il nomme « ses Américains ». D’est en ouest, il parcourt les États-Unis à la rencontre de celles et ceux qui incarnent les paradoxes exacerbés de ce territoire terriblement solitaire.
« Cet univers complètement pourri de richesse, de puissance, de sénilité, d’indifférence, de puritanisme, et d’hygiène mentale, de misère et de gaspillage, de vanité technologique et de violence inutile, je ne peux m’empêcher de lui trouver un air de matin du monde. C’est peut-être que le monde entier continue de rêver de lui alors même qu’il le domine et l’exploite »
, écrivait le philosophe Jean Baudrillard dans Amérique. Cette citation introduit avec justesse les images d’Américaines Solitudes, réalisées par Jean-Luc Bertini. Car quiconque dresse un portrait des États-Unis aujourd’hui se confronte in fine à ses contradictions. Producteur de nos plus grands fantasmes, mais aussi catalyseur de nos vices les plus vulgaires, les States englobent tout à la fois. Topos photographique par excellence, capturer l’essence de ce pays à travers ses habitants, provoque l’effet d’un aimant sur les auteurs qui s’aventurent dans le documentaire. Une attirance violente qui initia certains des plus grandes œuvres photographiques – Les Américains de Robert Frank pour n’en citer qu’une… Et plus les travaux défilent, plus il devient difficile d’apporter sa pierre à l’édifice. Mais quelques regards se démarquent et évitent le piège du stéréotype. « J’aime mieux être homme à paradoxes qu’homme à préjugés », remarquait, non sans une pointe d’ironie, Jean-Jacques Rousseau. Et adopter ce point de vue semble être la seule stratégie viable pour s’attaquer au monument artistique des routes américaines.
L’artiste français qui dit être venu à la photographie par « un désir irrépressible d’être libre, et le besoin de se promener et de voir » s’est aventuré de l’autre côté de l’Atlantique en 2008. Après tout, y a-t-il une meilleure destination pour assouvir son désir de liberté que les routes interminables des États-Unis ? À en croire Jack Kerouac – et la bande de la Beat Generation – il n’en existerait pas d’autres. Survenue pratiquement à la veille de son départ, la mort de sa mère a submergé Jean-Luc Bertini d’émotions, et est devenu l’arrière-plan constant de ses clichés. « Tant qu’à pleurer, mieux valait encore le faire au volant d’une vieille Mercury », avance l’artiste. En adoptant cet élan tragico-lyrique, digne des plus grands romantiques américains, le photographe s’est mis en route. S’en est suivi un périple d’une dizaine d’années rythmé par des voyages isolés aux quatre coins du pays, à chaque période de l’année. Le Texas, New York, le Nevada, la Californie… D’est en ouest, une quête hanta les pensées de l’auteur. Laquelle ? Il ne le savait pas au moment des prises de vue. « Je voulais voyager lentement, et photographier le pays. J’avais une carte américaine et chaque année j’y traçais un petit cercle où je me promettais d’aller. À mesure que j’y suis retourné, le projet – aussi ambitieux fut-il – s’est alors précisé dans ma tête », explique Jean-Luc Bertini.
Great Smoky Mountains, Appalaches, Caroline du Nord, 2019
Un pays des plus ordinaires
« Arrivé à la moitié du projet, j’ai su, à l’instar d’un Robert Frank, que ma série porterait aussi sur les Américains. Mais ce serait mes Américains. Ceux que j’avais vus, ou cru voir. À partir de ce moment-là, je n’ai pas eu d’autre ambition que celle-ci »,
se souvient l’auteur. Avec pour seule contrainte l’utilisation du moyen format couleur, il capture la diversité infinie de celles et ceux qui peuplent le territoire. On découvre alors autant de scènes anodines qui illustrent la réalité d’un pays des plus ordinaires. Une famille se baignant sur la côte de Chicago. Une jeune femme dans une vieille voiture cabossée dans le Montana. Deux hommes endormis sur un banc à New York. « Je songe, entre autres, à ma rencontre fortuite avec cette famille d’Amish en vacances dans le Maine. Dans leur petit costume breton, ils marchaient sur la plage, silencieux, ramassaient je ne sais quel coquillage. Sitôt aperçus, je me suis approché d’eux aussi vite et discret que possible. Je courais presque tant je craignais que la scène disparaisse. Dans mon viseur, je les voyais soudain danser. Ce fut un moment de grâce. Sans doute l’un des clichés qui comptent le plus à mes yeux », se remémore le photographe.
En tournant les pages, Jean-Luc Bertini nous présente ses Américains. Là où l’on pensait rencontrer celles et ceux qui habitent le paysage de nos rêves d’évasion, on découvre tout autre chose. On aperçoit non pas les protagonistes extravagants des productions hollywoodiennes – qui maintiennent l’image d’une Amérique désinvolte – mais des êtres calmes et solitaires. Américaines Solitudes se présente avant tout comme le constat d’un peuple isolé. Car malgré l’immensité du pays, autant dans son territoire que dans sa réputation, l’esseulement de ses habitants saute aux yeux. « Comme j’étais la plupart du temps seul, il est probable que la solitude tourmentée de mes voyages se soit confondue avec toutes celles que j’avais sous les yeux », raconte le photographe. De ce sentiment résulte une œuvre contemplative, perturbante, et terriblement honnête sur les États-Unis. Pari gagné, à l’image d’un Jean-Jacques Rousseau moderne (qui était lui aussi un homme solitaire…), ses compositions se distancient aisément des clichés qui dominent ce topos photographique. Elles proposent quelque chose de sensiblement nouveau – si difficile à pointer du doigt – qui révèle sûrement de l’ineffable américain.
Américaines Solitudes, Actes Sud, 39€, 152p.
Amish, Lincolnville, 2008
à g. Austin, Texas, 2015 ; à d. Calexico, Californie, 2015
Monument Valley, Arizona, 2015
Tombstone, Arizona, 2015
à g. Las Vegas, Nevada, 2015 ; à d. Shiprock, Nouveau-Mexique, 2015
Detroit, Michigan, 2019
Jacksonville, Floride, 2013
à g. Chicago, Illinois, 2008 ; à d. Surf City, Caroline du Sud, 2019
St. Pete Beach, Floride, 2013
Danville, Indiana, 2008
à g. Great Falls, Montana, 2012 ; à d. Rapid City, Dakota du Sud, 2012
Billings, Montana, 2012
La Nouvelle-Orléans, Louisiane, 2011
à g. Manhattan, New York, 2010 ; à d. La Nouvelle-Orléans, Louisiane, 2011
© Jean-Luc Bertini
Image d’ouverture : Detroit, Michigan, 2019