Durant près de huit ans, le photographe français Frédéric Noy a documenté le quotidien des communautés LGBTQIA+ du Rwanda, du Burundi et de l’Ouganda. Dans Ekifire il dresse le portrait saisissant d’une minorité isolée par l’intolérance, qui lutte, sans cesse pour survivre dans un environnement hostile, en dépit des lois homophobes. Entretien.
Fisheye : Comment es-tu devenu photographe ?
Frédéric Noy : J’ai toujours voulu l’être. Mais j’ai commencé à pratiquer la photographie à la fin de son « âge d’or », et avant l’avènement du digital. C’était une période compliquée, et je me suis retrouvé à exercer des boulots alimentaires à côté. Dans les années 2000, j’ai décidé d’en faire mon métier, pour ne pas avoir de regret. J’ai commencé avec un projet intitulé Avoir vingt ans à Dar Es-Salaam, en Tanzanie.
Pourquoi la Tanzanie ?
Cela coïncidait avec mon service militaire, que je ne voulais pas faire à l’armée. Je me suis retrouvé attaché culturel adjoint en coopération, là-bas. C’est donc naturellement sur place que j’ai commencé à travailler la photo. Je suis devenu photographe à la longue, en ne lâchant rien. Je ne suis pas passé par un apprentissage, je n’avais pas de réseau, ni fait d’école. J’y suis allé vraiment comme un franc-tireur.
Comment décris-tu ton approche photographique ?
Je réalise toujours des projets au long cours, qui durent des semaines, des mois, voire des années. Mon objectif ? Que mon travail fasse partie des références lorsqu’on mentionne le sujet.
Dans le photojournalisme, le terme « journalisme » me plaît. Il faut donner du sens, de la réflexion à ses images. Si je ne suis pas pour l’objectivité – car tout est subjectif – un point de vue honnête est primordial. Il faut savoir utiliser son temps à bon escient, pour pouvoir avancer un propos qui n’existait pas avant. Je ne suis pas intéressé par l’idée de « refaire » quelque chose.
Tu développes donc une photographie très réfléchie…
Mon approche est presque éditoriale. Pour moi, la photographie n’est qu’une action, le résultat de quelque chose. C’est une activité très intellectuelle. En revanche, lorsque je suis sur le terrain, je m’oublie. Je m’efforce d’adopter un point de vue qui n’est jamais ethnocentré. Je lutte sans cesse contre l’image de « l’homme blanc français », et je préfère vivre au milieu de mes sujets, dans le même contexte qu’eux. Je souhaite m’effacer physiquement et mentalement de mes images, car si l’on veut atteindre l’intimité des événements, aller dans la chair des sujets, réaliser des clichés à la fois esthétiques et réfléchis, il faut être transparent.
Pourquoi avoir choisi de traiter le sujet de la communauté LGBTQ+ en Afrique ?
J’ai vécu en Tanzanie, au Nigeria, au Soudan, au Chad et en Ouganda. Si dans mes travaux je parlais de l’histoire de ces territoires, j’avais l’impression de ne pas interroger la contemporanéité de l’Afrique, et je n’étais pas satisfait. Il me fallait trouver une problématique qui divise réellement : le droit LGBT.
La communauté est au cœur du tabou, et je pense que pour vraiment s’intéresser à une société donnée, il faut étudier comment cette dernière traite ses minorités. Or la minorité la plus « urticante » est la LGBT. 59% des pays africains ont des lois homophobes, inscrites dans la constitution.
Ne souhaitais-tu pas comparer cette communauté à celles d’autres continents ?
Non, je ne voulais précisément pas réaliser un projet LGBT étendu au monde entier. Je préférais m’intéresser à des pays limitrophes qui appartiennent aux mêmes sphères politique, historique et géographique. Des espaces dont la seule différence est la loi concernant les LGBT. Au Rwanda, il n’existe pas de loi homophobe – ce sont les séquelles du génocide, le gouvernement ne souhaite pas discriminer une partie de la population. Au Burundi, les gays sont punis de deux ans de prison et d’une amende. Enfin, en Ouganda, ils risquent la prison à vie.
Comment as-tu construit ton projet ?
Je n’étais pas intéressé par une approche de « lépidoptériste » (un collectionneur de papillons NDLR). Si je réalise seulement des portraits, alors je ne suis pas à l’intérieur de mon sujet. Il me fallait plonger dedans, être en apnée. Cette apnée a duré 7 ans, 5 mois et 24 jours – même si je réalisais d’autres projets en parallèle qui me permettait de financer celui-ci.
Tu ne t’es jamais arrêté ?
Si. En Ouganda, en 2014, la loi qui actuellement envoie les gens en prison à vie était différente, et s’appelait Kill the gays. Elle est restée quatre mois en vigueur. À cette période, j’ai arrêté mon travail, car que craignais qu’il soit utilisé contre les membres de la communauté. L’immersion dans un tel sujet nous rappelle le sens des responsabilités. On sait qu’il faut « manier avec précaution ».
Que signifie « Ekifire » ?
C’est le président ougandais Museveni qui, au moment où cette fameuse loi est passée, a déclaré : « L’occident parle des LGBT comme des homosexuels, mais en Ougandais, nous avons un mot pour les qualifier, qui est ekifire ». Ce terme désigne ce qui est cassé, et lorsqu’on l’attribue à des êtres humains, il veut dire « à demi mort ».
À l’origine de ce projet, on retrouve également une dimension plus personnelle : il y a quelques années, un ami français gay, dont le partenaire est tanzanien, est venu sonner à ma porte. En Tanzanie, l’homosexualité est illégale, et leur photo avait été publiée dans un journal. J’ai compris à ce moment que pour certains, cette minorité posait un vrai problème. C’était un véritable choc.
Comment, en tant qu’homme blanc et hétérosexuel, es-tu entré dans ce milieu ?
Quand j’ai commencé le projet, en 2012, je me questionnais effectivement beaucoup : comment pénétrer ce milieu sans avoir les codes ? C’est justement mon ami qui m’a aidé, il a été mon passeur, en quelque sorte. Une fois dans cette communauté, les gens vous testent et il faut s’armer de patience pour gagner leur confiance. Pour cette raison, le long terme est nécessaire.
J’aurais pu choisir de parler aux activistes LGBT, qui sont plus faciles d’accès, mais je voulais m’immerger dans des milieux plus populaires, et donc plus méfiants.
Qu’est-ce qu’Ekifire t’as appris ?
J’ai découvert le questionnement : est-ce que mon sujet est bon ? Vaut-il le coup ? Est-il moralement juste ? Suis-je en train de trahir des gens ?
Il m’a aussi aidé à comprendre une communauté qu’on pense connaître, mais qu’on ne connaît finalement pas du tout. J’ai appris que les plus grands combattants sont des gens qui n’ont pas l’air de combattre. Ceux qui luttent depuis leurs 5-6 ans, et jusqu’à leur mort. C’est une très longue guerre, qu’ils doivent mener incessamment, contre des ennemis intimes et extérieur, et même contre leur famille. Ces personnes font preuve d’un courage et d’une détermination invisibles, d’autant plus beaux qu’ils ne s’en vantent pas.
Comment survivent-ils ?
Ils ne survivent pas vraiment. Dernièrement, il y a encore eu une rafle en Ouganda. Des habitants d’une safe house ont été arrêtés et jetés en prison. Après, tout dépend des niveaux sociaux. Les activistes, par exemple, sont tellement connus que leur popularité les protège. Beaucoup se tournent vers la prostitution, très peu parviennent à avoir une vie normale. Une minorité travaille pour les organisations. C’est le rêve de beaucoup de LGBT, mais il existe même des compétitions entre ces associations pour obtenir de subventions des pays étrangers.
L’homophobie, là-bas est un peu comme un virus, dans le sens où plus un pays est homophobe, plus le réseau d’organisation qui le combat est puissant – comme des anticorps. En Ouganda, par exemple, dès qu’une personne est arrêtée, une association dépêche des avocats, qui se rendent aussitôt au commissariat pour payer sa caution et la libérer, avant qu’un dossier ne soit ouvert par la police, ce qui mènerait à un procès… Au Rwanda, pays légalement non homophobe, a contrario, les associations sont squelettiques.
En huit ans passés là-bas, as-tu une anecdote particulièrement marquante à partager ?
J’accompagnais un groupe de jeunes gays qui planifiait une réunion publique dans un quartier de Kampala, en Ouganda. Un événement organisé pour donner des informations sur le VIH. Nous étions dans un restaurant qu’ils avaient loué pour l’occasion, après avoir demandé l’autorisation de la police – sans préciser qu’ils étaient gay bien sûr.
Au bout de vingt minutes, la police a encerclé le restaurant. La cheffe a passé la tête, et m’a appelé à l’extérieur, me demandant pourquoi j’avais organisé cette rencontre, de quoi ils parlaient, etc. Nous tournions autour du pot sans parler du véritable conflit. Pendant ce temps, les jeunes avaient fait appel à un avocat, qui est arrivé en moto, en leur conseillant de ne pas s’enfuir, pour ne pas être jugés coupables. Il faut savoir que dans ces pays, c’est la sodomie qui est illégale, et les gens ne peuvent pas être arrêtés sans preuve. Cette anecdote explique bien la notion d’une communauté « sur le fil » : tous hors la loi, et pourtant n’enfreignant aucune loi.
Les mentalités évoluent-elles, aujourd’hui ?
Les mentalités sont nourries par la religion. L’Afrique subsaharienne est un territoire très sensible. Vers 2009, les évangélistes ont lancé un courant aux États-Unis visant à criminaliser l’homosexualité dans tous les états, mais ils ont perdu cette guerre. Ils ont donc reporté toute leur énergie sur l’Afrique de l’Est, dont les Américains sont les plus proches. La modification de l’article 567 du Code Pénal du Burundi s’est d’ailleurs déroulée la même année.
Lorsqu’on se rend dans des églises, les pasteurs ponctuent leur sermon de phrases homophobes, peu importe le sujet. C’est un endoctrinement, un rappel incessant. Nous sommes dans des pays où la religion domine. Dieu, pour eux, a décrété que l’homosexualité était diabolique. Par conséquent, ceux qui souhaitent faire du mal aux gays sont « dans leur droit », et même encouragés.
Comment sait-on qu’un tel sujet est terminé ?
C’est l’idée du livre qui a finalement arrêté le projet. Je devais être capable de me dire « si l’ouvrage arrive maintenant, je n’ai pas trahi mon sujet ». Il faut s’interroger : est-ce que je peux être honteux du moindre détail ? Reste-t-il des choses à faire ? Et puis, il faut faire attention à ne pas devenir le photographe d’un seul sujet. Lorsqu’on commence un projet au long cours, on doit savoir qu’à un moment il sera fini, au risque de s’y noyer. Et puis, on peut se consoler en se disant qu’il s’agit d’une fin temporaire…
Pourrais-tu résumer ton travail en une phrase ?
Il n’y a pas de meilleure façon de faire quelque chose que de ne pas avoir l’impression de le faire. C’est une phrase qui se prête à la fois à mon évolution, au cœur de ce projet, et à la communauté LGBT.
Frédéric Noy signera son livre au Salon du Livre du Prix Bayeux des correspondants de guerre, le samedi 10 octobre, de 10h à 17h30.
Ekifire, Éditions Les Belles Lettres, 36€, 264 p.
© Frédéric Noy