Ouvrage hybride à la croisée de la poésie et de la photographie, Silences d’exils se lit comme une méditation sur la dépossession de la langue lors de trajectoires migratoires. Un projet sensible, à l’écriture salvatrice.
« La langue est l’un des fondements de notre identité. Elle participe au fait de pouvoir se dire, se définir, être soi (…) Ne pas pouvoir s’exprimer a quelque chose d’infantilisant, qui vous renvoie sans cesse à votre situation d’intrus, au fait de ne pas être, de ne pas parler comme il faut »
, déclare Marina Skalova. Comment apprendre à communiquer dans une langue qui n’est pas la nôtre, que l’on ne maîtrise pas encore ? Peut-on s’intégrer dans une société, sans ce pilier ? Faut-il se reconstruire selon les langues ? Ou notre identité personnelle peut-elle renaître ?
Silences d’exils, imaginé par l’écrivaine Marina Skalova et la photographe Nadège Abadie, propose de rendre la parole aux hommes et femmes exilés. « Ce projet a été conçu à partir d’un paradoxe : écrire avec ceux qui ne savent pas écrire, parler du silence avec ceux qui ne peuvent pas parler », précisent-elles d’ailleurs dans l’ouvrage. Lors d’ateliers, organisés à Genève, Bienne et Fontainemelon, en Suisse entre 2016 et 2019, les deux femmes ont échangé, écrit et capturé les échanges, les histoires. Un mélange de langues, de lettres et d’émotions qu’elles retranscrivent dans un objet hybride, où la poésie visuelle se mêle aux vers. « Nous échangions beaucoup autour des mots qui manquaient, autour de ceux que l’on ne parvenait pas à traduire… Ce sont tous ces déplacements, ces tentatives, ces échanges dont le livre à chercher à garder trace », ajoute Nadège Abadie. Un processus familier à Marina Skalova, qui a quitté son URSS natale, dans les années 1990 et a dû, elle-même, se reconstruire.
Une percée cathartique
Avec patience et humanisme, les deux artistes tissent des liens, et façonnent une iconographie du silence. Lorsque le français évoque le langage des papiers officiels, de l’autorité, que faire ? « Nous avons travaillé sans aucun interprète, nous avions parfois jusqu’à onze langues par atelier ! Et cela nous mettait dans une situation similaire à la leur : nous ne comprenions pas tout », se souvient la photographe. Avec sensibilité, cette dernière capture les traces, les lieux des passages – « les murs effrités, les draps marqués, les portes usées, les sols lavés… » – une déshumanisation auquel les exilés sont confrontés au quotidien.
Il y a, dans les clichés de Nadège Abadie, une certaine mélancolie, qui traduit le désarroi de ces hommes et femmes perdus dans une nouvelle culture. « Ce que je souhaitais, c’était travailler sur une forme de détérioration de l’image à la prise de vue, en réduisant les informations dans la photographie, comme un parallèle avec la dépossession de la langue », ajoute-t-elle. Face à ces images, les poèmes se lisent comme une percée, un besoin cathartique de sortir du mutisme. Des vers portés par la narration de Marina Skalova, qui écrit ses doutes et ses espoirs comme des pensées dans un journal, avec une honnêteté touchante. Véritable cheminement vers un « mieux » salvateur, Silences d’exils s’impose comme un objet intimiste, et inédit. À la croisée de l’ouvrage littéraire et photographique, il capture et imprime des strophes, des messages d’espérance. « La poésie – textuelle et visuelle – jette des ponts entre les hommes et les femmes. Elle lie, délie, fait écho par-delà les langues, avec la langue, en évoquant, en convoquant. Sans elle, aucune expérience humaine », conclut Nadège Abadie.
Silences d’exils, Éditions d’en bas, 25€, 168 p.
Poèmes extraits de Silences d’exils / Photos : © Nadège Abadie