Une forêt de souvenirs

21 mai 2022   •  
Écrit par Anaïs Viand
Une forêt de souvenirs

L’artiste et universitaire Christine Delory-Momberger propose avec son ouvrage hybride En s’enfonçant dans la forêt, un double dialogue entre les mots et les images, et entre le visible et l’invisible. Immersion dans son espace de création où les fantômes s’invitent en guide dans la recomposition de sa mémoire. 

« Exils / Réminiscences a ouvert une faille. Quelque chose m’appelait… » C’est en ces mots que Christine Delory-Momberger me présente son dernier projet En s’enfonçant dans la forêt. En évoquant une de ses précédentes créations. Un ouvrage triptyque qui avait fait croiser nos chemins trois ans plus tôt. Si je commence à connaître son travail et ses obsessions, je sais aussi que chacun de nos échanges est substantiel et plein de surprises. Dévoilement et émotion ce soir-là. « La forêt m’attire, et quand je m’y trouve, j’ai peur. Elle me fascine et me terrifie à la fois », poursuit celle qui n’a pourtant jamais photographié ce lieu métaphorique. Quand on s’enfonce dans les créations de la photographe, essayiste et universitaire dans le domaine de la recherche biographique, on ne sait jamais trop ce que l’on va croiser. Ici, un regard poignant, là, une figure fuyante. Un enfant, une vieille femme. Apparitions, disparitions. Archives familiales, et tirages d’inconnus chinés se font face et dialoguent dans le monde étrange de l’artiste. Comme toujours, elle cherche, elle fouille dans son passé qui l’obsède. « Il s’agit encore d’une enquête intérieure, avec des images qui ne sont pas faciles, me confirme-t-elle. Lorsque je travaillais sur Exils / Réminiscences, je n’avais aucun souvenir. Ce n’est qu’une fois le projet terminé que j’ai entamé mes recherches. » Les découvertes s’enchaînent alors : un accouchement en pleine forêt, et des histoires d’exils. Dans cette enquête apparaît sa fille et leurs biographies se mêlent alors, franco-germano-polonaise pour la jeune femme, et franco-italienne-allemande pour l’auteure. « Pendant l’occupation, sa grand-mère paternelle, installée en Haute Silésie – une partie de la Pologne annexée par les Allemands lors de la Seconde Guerre mondiale – a dû changer de nom de famille et fuir en Allemagne de l’Ouest », confie-t-elle. Dans ce récit qui mêle la petite à la grande histoire, impossible de dissocier le mouvement de l’identité. Tout s’agrège dans une mystérieuse cohérence. Et soudainement, on se réconcilie avec nos ancêtres silencieux.

© Chrisitine Delory-Momberger© Chrisitine Delory-Momberger

« Des souvenirs

Je n’ai que ceux que je crois avoir qui viennent »

On ne transmet que ce qu’on invente

Chrisitine Delory-Momberger peine à « se situer dans le déjà fait », cela, je le sais, et j’en ai encore une sublime preuve entre les mains. Avec En s’enfonçant dans la forêt, elle innove. Elle a imaginé deux livres en un, ou autrement dit, cet objet pouvant se lire, se regarder dans les deux sens se compose de deux livres. L’un rassemble des images et l’autre des textes. Qu’il s’agisse de prose ou de poésie, c’est la photographie qui déclenche l’acte de création chez l’auteure. Et l’ensemble force la pause, la contemplation. En parcourant cet ouvrage atypique, les mots du photographe Patrick Zachmann nous viennent : « J’ai essayé de remplacer les silences et les non-dits par les images », expliquait l’artiste à l’occasion de son exposition présentée au musée d’Art et d’Histoire du judaïsme. Ici, la « photographie agissante » trouve sa puissance dans l’écriture. « Toute tentative de mémoire est vaine : on ne transmet que ce qu’on invente », affirme Chrisitine Delory-Momberger. En atteignant ce point d’équilibre dans sa création, l’artiste réussit alors à recomposer des souvenirs, et in fine alimenter sa mémoire. Plus qu’un hommage, ce travail est une trace, une véritable transmission. Et dans cette opération, les fantômes sont de fidèles alliés. Ce sont eux qui font le lien entre le visible et l’invisible, et ce sont eux qui la guident dans la forêt obscure…

Les tirages de Christine Delory-Momberger sont exposés jusqu’au 22 mai, à PhotoDoc. À cette occasion, Christine Delory-Momberger participera à deux tables rondes

En s’enfonçant dans la forêt, éditions arnaud bizalion éditeur, 22 €, 80 p.

© Chrisitine Delory-Momberger© Chrisitine Delory-Momberger

© Chrisitine Delory-Momberger© Chrisitine Delory-Momberger

© Chrisitine Delory-Momberger

© Chrisitine Delory-Momberger© Chrisitine Delory-Momberger

© Chrisitine Delory-Momberger

© Christine Delory-Momberger

Explorez
Les coups de cœur #545 : Rose Guiheux et Maksim Semionov
Melvin and Milan's room, 2024 © Rose Guiheux
Les coups de cœur #545 : Rose Guiheux et Maksim Semionov
Rose Guiheux et Maksim Semionov, nos coups de cœur de la semaine, explorent l’individu dans son rapport à l’autre et à l’espace. Abordant...
02 juin 2025   •  
Écrit par Lucie Donzelot
Huá biàn : quand la musique se rebelle
Love, de la série Huá biàn © Agathe Veidt
Huá biàn : quand la musique se rebelle
Agathe Veidt saisit la fête et les chants de révolte au cœur d’une boîte de nuit de renom à Shenzhen. De retour en France, elle tricote...
29 mai 2025   •  
Écrit par Marie Baranger
Katrin Koenning et le deuil partagé du vivant
© Katrin Koenning, between the skin and sea / Courtesy of the artist and Chose Commune
Katrin Koenning et le deuil partagé du vivant
Photographe établie en Australie, Katrin Koenning signe between the skin and sea, un livre bouleversant paru chez Chose Commune en 2024....
27 mai 2025   •  
Écrit par Milena III
La sélection Instagram #508 : jeux de mains
@ Zoé Schulthess / Instagram
La sélection Instagram #508 : jeux de mains
Lien entre soi et le monde, la main suscite un intérêt immuable dans le domaine des arts. Les photographes de notre sélection Instagram...
27 mai 2025   •  
Écrit par Lucie Donzelot
Nos derniers articles
Voir tous les articles
Valentine Gauthier Fell et Rebekka Deubner racontent la jeunesse en foyer
© Rebekka Deubner
Valentine Gauthier Fell et Rebekka Deubner racontent la jeunesse en foyer
Publié chez Rotolux Press, En vif est une immersion sensible dans le quotidien d’une maison d’enfants à caractère social. L’autrice...
02 juin 2025   •  
Écrit par Costanza Spina
Les coups de cœur #545 : Rose Guiheux et Maksim Semionov
Melvin and Milan's room, 2024 © Rose Guiheux
Les coups de cœur #545 : Rose Guiheux et Maksim Semionov
Rose Guiheux et Maksim Semionov, nos coups de cœur de la semaine, explorent l’individu dans son rapport à l’autre et à l’espace. Abordant...
02 juin 2025   •  
Écrit par Lucie Donzelot
Les images de la semaine du 26 mai 2025 : un autre regard sur le monde
Made in Hong Kong, de la série Huá biàn © Agathe Veidt
Les images de la semaine du 26 mai 2025 : un autre regard sur le monde
C’est l’heure du récap ! Cette semaine, les pages de Fisheye rendent hommage à Sebastião Salgado, évoquent le deuil, les déchets des...
01 juin 2025   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Les yeux dans les yeux, portraits de la collection Pinault
© Annie Leibovitz
Les yeux dans les yeux, portraits de la collection Pinault
À l’occasion de la cinquième édition d’Exporama, la Collection Pinault fait halte à Rennes avec une exposition magistrale sur le...
31 mai 2025   •  
Écrit par Costanza Spina