Nous avons demandé à une dizaine de personnalités du monde de la photo, en France et à l’étranger, de commenter une couverture de Fisheye et de nous livrer leur point de vue sur le magazine. Dix instantanés révélateurs. Cet article est à retrouver en intégralité dans le dernier numéro de Fisheye.
Aurélie de Lanlay, directrice adjointe des Rencontres d’Arles
Fisheye #29, mars 2018 – © Charlotte Abramow
« Cette couverture est à l’image du travail et de la personnalité de Charlotte Abramow : joie, évidence, liberté, décalage… Fisheye porte une attention particulière aux scènes émergentes quelle qu’elles soient, et quels que soient leur biais de diffusion. Ses articles permettent de penser l’évolution de l’image et de la photographie. Les portfolios offrent une vraie place aux images et nous font entrer dans un univers ou un projet, avec souvent une dose d’humour et un regard décalé. On trouve aussi un engagement à travers des enquêtes de fond, et une attention particulière aux scènes émergentes et à la représentation des femmes photographes. Ce que j’aime avec Fisheye, c’est autant découvrir des auteurs ou des autrices, que des regards sur la photographie qui nous font partager leur vision du 8e art, leur sensibilité, leurs coups de gueule et leurs coups de cœur. C’est ainsi que j’ai découvert Passionicono sur Instagram, un compte tenu par une iconographe de Libé dont j’aime beaucoup la sincérité et la photographie qu’elle défend. Fisheye adore faire des découvertes, ça se sent. Et le magazine aime les partager avec ses lecteurs, c’est précieux ! »
Fariba Farshad, cofondatrice de Photo London
Fisheye #21, novembre 2016 – © Delphine Diallo
« Cette couverture m’inspire deux réflexions : d’une part le rappel de l’extraordinaire vivacité de la scène photographique en Afrique. Nous connaissions les “maîtres”, mais le magazine nous a aidés à découvrir et apprécier la nouvelle génération de photographes africains. C’était trois ans avant que l’extraordinaire artiste ivoirienne Joana Choumali ne devienne la première Africaine et seulement la deuxième femme à remporter le Prix Pictet. D’autre part, cette édition marquait le 20e anniversaire de Paris Photo, et les 2 ans de Photo London. Beaucoup de choses ont changé depuis… Au cours de la dernière décennie, la photographie s’est emparée des possibilités offertes par les nouvelles technologies pour devenir la grande forme d’art démocratique de notre époque.
Je pense que Fisheye est bien placé pour explorer les limites de la photographie, non seulement sur les possibilités du rôle des technologies (IA, NFT, etc.), mais aussi sur les artistes qui travaillent au-delà des frontières entre la photographie et d’autres formes d’art. Fisheye présente la photographie contemporaine d’une manière attrayante et originale. C’est ainsi qu’il a non seulement réussi à mettre en contact de nouveaux artistes avec un public d’experts, mais qu’il a également joué un rôle important dans l’élargissement de l’audience internationale de la photographie contemporaine. J’ai été ravie de voir qu’une récente édition du magazine présentait le travail de Max Miechowski, qui a remporté le prix 2022 Photo London x Nikon Emerging Photographer Award (Artiste émergent de l’année). »
Marie Robert, conservatrice en chef chargée de la photographie au musée d’Orsay
Fisheye #48, juillet 2021 – © Chiron Duong
« Quel manifeste efficace cette couverture ! Des verbes d’action, un sommaire prometteur, un titre poétique, voire politique…La photographie aux tons chatoyants d’un corps qui tourbillonne est l’œuvre du photographe vietnamien Chiron Duong. Je ne peux m’empêcher de rapprocher cette image d’un tirage conservé au musée d’Orsay qui représente l’Américaine Loïe Fuller performant sa danse serpentine sur les planches d’un théâtre en 1897. Sous les feux d’un arc-en-ciel électrique, grâce à d’immenses voiles dotés de tiges de bambou, elle se métamorphosait en sculpture éphémère, devenant tour à tour papillon, flamme ou lys. Le photographe joua avec la lenteur du temps de pose qui engendre flou et déformations pour accentuer la sensation de grâce et de légèreté. La renaissance ne passe-t-elle pas parfois par un retour à des formes oubliées ? En montrant au fil des numéros que faire des photos ce n’est pas faire de la photo, Fisheye a mis en lumière des auteurs : des photographes émergents, des photographes actifs à l’autre bout du monde, et d’autres encore restés leur vie durant dans l’ombre.
Entre essor du numérique et retour à la matérialité des images, découverte de scènes lointaines et ré-ancrage dans le territoire, fragilisation socio-économique des acteurs et organisation collective ou institutionnelle des mêmes acteurs, le paysage s’est transformé en profondeur et semble tiraillé par des forces contradictoires. Mais c’est la contestation généralisée de la domination masculine qui me paraît être le changement majeur des dernières années. Nous sommes la génération qui a œuvré à la réalisation d’une révolution anthropologique (dans le monde de la photographie, mais pas seulement).
Au-delà de la découverte de nouvelles écritures, j’ai constaté que la notion d’auteur se déconstruit encore et toujours, que se réinventent en permanence les usages de la photographie, traversés par des problématiques nouvelles comme l’usage des images par l’intelligence artificielle et par des courants inédits, tels que la postphotographie, la slow photography ou encore le cyberafroféminisme. La photographie (contemporaine) n’est pas un champ autonome. Ce magazine fait entrer le monde dans celui de la photographie. En cela, il est éminemment politique. »
Quentin Bajac, directeur du jeu de Paume à Paris et historien de la photographie.
Fisheye #52, mars 2022 – © Kenta Nakamura
« Cette couverture cristallise l’opposition entre tradition et modernité par la présence des lunettes 3D et la tenue traditionnelle de mariage. Mais en même temps une forme de renversement de cette opposition : les lunettes 3D, qui connaissent depuis au moins les années 1950 des retours récurrents dans l’actualité, symbolisent aujourd’hui une modernité presque dépassée – ou historiquement datée. Et inversement le costume traditionnel japonais, dans son caractère intemporel, est lui indémodable : il transcende justement ces questions de temporalités – le Japon a d’ailleurs un rapport à ces questions de modernité et de tradition très différent du nôtre.
Dix ans pour un magazine, c’est déjà une belle réussite. Celle de durer, de trouver sa place, d’évoluer sans se figer à partir d’un matériau lui-même en constante évolution, de savoir rester attentif et à l’écoute du monde. Ce que Fisheye apporte, ou pour moi là où il est le plus intéressant, c’est justement dans ce positionnement à la frontière de l’actualité et des pratiques artistiques, autour de thèmes ou de notions qui ne relèvent pas forcément de l’évidence, qui ne sont pas des “sujets de société”, qui ne sont pas non plus de l’actualité au sens journalistique du terme, et qui ne sont pas traités de manière illustrative ou littérale: Une sorte d’Aperture (le magazine américain) à la française, plus indirect, moins littéral – à moins que ce soit Aperture qui soit une forme de Fisheye américain.
Ce qui me semble avoir changé dans la photo cette dernière décennie, c’est l’arrivée à maturité de cette génération de digital natives : ils et elles sont né·e·s dans un monde post-internet et n’ont plus ce rapport à une forme d’essence ou d’ontologie de la photographie. Le fait que la photographie soit un langage extrêmement multiple, malléable, contradictoire semble mieux accepté. En feuilletant le dernier Fisheye Photo Review, j’ai découvert des images qui m’intriguent et des photographes que je ne connaissais pas : Alvaro Deprit, Brandon Tauszick, pour n’en citer que deux. »