Durant une quarantaine d’années, après l’indépendance de son pays, le photographe camerounais Michel Kameni a tiré le portrait de ses compatriotes. Avec malice et tendresse, ses images documentent une société en mouvement. Après sa mort, en 2020, son œuvre foisonnante mais confidentielle aurait pu sombrer dans l’oubli…. Sauf que, avant de disparaître, il a croisé la route d’un autre photographe, le Français Benjamin Hoffman, qui cherche désormais à faire reconnaître son travail. Cet article, rédigé par Dorian Chotard, est à retrouver dans notre Fisheye #59.
Sur les traces d’un monument
C’est une devanture discrète, coincée entre une échoppe de pagnes et un bazar d’objets électroniques. À Yaoundé, la capitale du Cameroun, le quartier de la Briqueterie est surtout connu pour ses brochettes de viande marinée vendues à toute heure. Seuls les locaux savent qu’il abrite également un studio photo historique, probablement l’un des mieux conservés de l’Afrique de l’Ouest. À partir des années 1960, cette boutique fut l’antre d’un certain Michel Kameni. Mi-artiste mi-commerçant, il s’inscrit dans la tradition des photographes de studio africains dont les Maliens Malick Sidibé et Seydou Keïta sont les représentants les plus notoires.
Dès l’entrée, nous sommes accueillis par une myriade de regards anonymes placardés sur les murs. Ces portraits, visibles de l’extérieur, servaient probablement à attirer le chaland. Parmi les étagères, entre un vieux transistor, un tourne-disque et des publicités d’un autre âge pour Kodak ou Agfa, on découvre une vitrine d’appareils de l’époque argentique. Tout est si parfaitement patiné, jauni et poussiéreux qu’on pourrait se croire dans un décor. La pièce principale servait aux prises de vue. Un grand drap rouge recouvre le mur. Les spots fonctionnent encore. Au fond, il y a le laboratoire avec sa tireuse fatiguée et un amas de films suspendus à un fil comme du linge oublié.
Notre présence au milieu de ces vestiges n’a rien d’un hasard. Profitant d’un tournage au Cameroun, nous avons été aiguillés ici par un confrère, le photographe et réalisateur français Benjamin Hoffman. Nous le rencontrons trois semaines plus tard dans un café parisien. Pour lui, la découverte de ce studio fut un heureux coup du sort : « En décembre 2016, je suis de retour à Yaoundé pour la projection d’un documentaire que j’ai réalisé ici. Coincé dans les embouteillages, mon taxi se retrouve à l’arrêt devant le studio. L’endroit m’interpelle, je vais jeter un œil à l’intérieur. » Quelques minutes plus tard, le voici en train de piocher avec frénésie dans une boîte contenant des centaines de photos. « Dès les premières images, je suis surpris par la qualité des tirages et leur état conservation. Il y a de très belles compositions, la lumière est maîtrisée. Surtout, tous les clichés sont datés et certains remontent aux années 1960. Pour connaître l’histoire des studios photo du Mali, je sais que la plupart n’existent plus. Seules leurs archives ont été retrouvées. Donc un studio encore ouvert, je me dis que c’est très rare ! » Pour tout amateur d’image, le studio est un fatras vertigineux. On y est cerné de photos. Des cartons remplis à ras bord s’entassent jusqu’au plafond. Dans un coin de la pièce, un petit meuble contient des centaines d’enveloppes défraîchies avec, à l’intérieur, les tirages qui n’ont jamais été récupérés par leurs commanditaires. On ouvre au hasard et on y trouve les clichés de « Monsieur Jean-Pierre », qui pose avec sa femme et qui attendent depuis novembre 1977. « Madame Anne Etong », non plus, n’est jamais venue chercher son portrait tiré en juin 1988.
Une œuvre prolifique
Pour la fille aînée du photographe Françoise Kameni, ce studio était une deuxième maison. Elle y a passé des heures à jouer les assistantes et se souvient combien son père était minutieux : « Il produisait énormément. Mais il tenait à ce que n’importe quelle personne passée devant son objectif puisse, même des années plus tard, retrouver son négatif. » « Les archives de Kameni sont incroyablement bien conservées et classées, confirme Benjamin Hoffmann. C’était un maniaque de l’archivage. Au dos de chacun des tirages, il mettait un coup de tampon avec la date et le numéro de la pellicule utilisée. »
Après sa première visite, il reste obsédé par cet endroit, ces images découvertes, et demande à rencontrer le maître des lieux. « J’avais l’idée de réaliser un documentaire autour de ces images. Elles racontent l’évolution du Cameroun après l’Indépendance. » Mais avant d’accéder à Michel Kameni, il doit montrer patte blanche auprès de ses quatre enfants. D’autres étrangers s’étaient présentés avant lui, mais leur approche vénale n’avait pas inspiré confiance au clan familial. Les échanges durent un an et demi. Après deux nouveaux passages à Yaoundé, Benjamin Hoffman obtient enfin un rendez-vous. Le premier face-à-face, intense, justifie ces longs mois d’attente. « Mon vol arrivait dans la nuit à Yaoundé, vers une heure du matin. Sa famille vint me chercher. Je pensais rentrer me reposer à l’hôtel et le voir le lendemain, mais on me dit : “Non, il veut te voir maintenant.” On me conduit chez lui. Je me retrouve devant ce vieux monsieur magnifique dans son habit traditionnel bamiléké. J’attendais ce moment depuis tellement longtemps que, dans ma tête, après toutes ces étapes, j’avais l’impression de me retrouver devant le boss final d’un jeu vidéo ! » Pourtant, l’histoire ne fait que commencer. Michel Kameni est alors âgé de plus de 80 ans. Sa santé chancelle et il a partiellement perdu la vue. « Il se lève, il sent que je suis là. Il me serre les épaules et me fait une embrassade traditionnelle en collant sa tête contre la mienne. Puis il me dit : “Je sais tout de toi. Désormais, je suis ton père, tu es mon fils. On est ensemble. Commençons demain.” »
Le jour suivant, les deux hommes se mettent au travail. Pour un bref documentaire qu’il réalise sur place, Benjamin Hoffman enregistre des heures d’entretien. Cette fois face à l’objectif, Papami, comme le surnomment les intimes, déroule son histoire. Michel Kameni grandit dans l’ouest du Cameroun où il aide son père, éleveur. Un oncle photographe militaire pour l’armée coloniale décide de le prendre sous son aile, il l’emmène à Yaoundé et lui apprend les rudiments du métier. Après la mort de ce tuteur, Michel Kameni travaille à son tour comme portraitiste, puis reçoit un coup de pouce d’un autre bienfaiteur : un administrateur colonial français lui prête de l’argent afin qu’il ouvre son propre magasin. En septembre 1963, il loue un premier local dans le quartier de la Briqueterie. En 1968, il acquiert son propre espace et s’installe juste en face, dans le studio qui existe encore aujourd’hui, et dans lequel va défiler toute la société camerounaise.
Des jours durant, aidé par la force des souvenirs de Michel Kameni, Benjamin Hoffman défriche avec lui l’intégralité des négatifs, soit environ 120 000 images. « La précision de sa mémoire était incroyable. Je lui décrivais une photo et il se souvenait de la date, mais aussi du contexte et du moment passé avec ses sujets. » Sur plusieurs images, des hommes posent fièrement avec des pistolets et des chapeaux de cow-boys. Michel Kameni se remémore alors qu’en 1964 un western diffusé au cinéma de Yaoundé avait marqué les esprits et que les jeunes venaient lui réclamer ce genre de mises en scène. Certaines séries interpellent Benjamin : « Il y a des choses que je n’avais jamais vues ailleurs. Les photos de deuil par exemple. Quand quelqu’un mourait dans une famille, on l’appelait et il composait une dernière image du défunt entouré de ses proches. C’est très puissant graphiquement, cela m’évoque des tableaux de la Renaissance. »
Vers une reconnaissance nationale ?
À partir des années 2000, les gens se désintéressent des studios et les affaires ralentissent pour Michel Kameni. Sa vue commence à décliner. Les cliquetis de son déclencheur se font rares. Son studio s’étiole mais le patriarche décide de le conserver. « Mon père était très fier de son travail, raconte sa fille Françoise. Il voulait laisser une trace et espérait plus d’estime. Il était persuadé qu’un jour, grâce à son travail, il allait voyager pour faire connaître ses photos. » Michel Kameni et ses enfants voient alors en Benjamin un ambassadeur idéal. Adoubé par la famille, il rapporte à Paris une sélection de 2 700 négatifs. Il en parle autour de lui, crée un site internet et un compte Instagram. Plusieurs publications s’y intéressent. Le nom de Michel Kameni commence à circuler. En janvier 2020, à Tel-Aviv, l’African Studies Gallery lui consacre une rétrospective. « Il y a un grand vide dans les collections d’art africain entre les années 1950 et 2000, explique sa directrice Idit Toledano. Le fonds de Michel Kameni est précieux car ce sont des représentations de Camerounais faites par un Camerounais. On sent vraiment à quel point il savait mettre les gens à l’aise. Ils se lâchaient dans son studio ! » Michel Kameni savoure cette reconnaissance, bien qu’un peu tardive à son goût. Il projette d’aller en famille à son exposition, mais le voyage prévu au printemps 2020 est annulé par la crise sanitaire. En mai 2020, le photographe s’éteint à Yaoundé. Depuis, Benjamin Hoffman continue de faire vivre l’œuvre de Papami. Une première monographie sera publiée en octobre prochain. Son éditrice, Sarah Kahloun (KAHL éditions), se dit honorée de combler un vide : « Quand j’ai réalisé que Michel Kameni n’avait encore jamais été publié malgré la qualité de son travail, j’ai trouvé ça révoltant ! Son œuvre mérite d’être montrée et exportée. »
Dans le milieu de l’art, une critique s’attaque régulièrement à des galeries qui auraient exploité l’œuvre de photographes africains au détriment de ceux-ci et de leurs ayants-droits en achetant des fonds pour une bouchée de pain, avant de revendre les tirages à prix d’or. Des polémiques récurrentes entourent également l’exploitation posthume des négatifs de Vivian Maier, la « nounou photographe ». Benjamin Hoffman se dit conscient de ces écueils : « Je veux éviter l’approche postcoloniale de son travail que l’on a pu voir avec d’autres photographes africains. Je n’ai pas d’ambition commerciale sur ce projet. L’idéal serait qu’un musée s’empare du fonds et le rende accessible aux chercheurs et aux étudiants. Si les œuvres de Michel Kameni venaient à être vendues, il faudrait auparavant que l’on discute avec la famille pour savoir s’ils le souhaitent, et selon quelles modalités. Je reste à ma place et n’empiète pas sur leurs éventuelles décisions. Mon rêve serait que son studio de Yaoundé devienne un lieu mémoriel. Un mini musée de la photo où il obtiendrait enfin la reconnaissance qu’il mérite dans son pays. »