Avec Your sister, l’artiste italienne Veronica Barbato signe une série intime et vibrante. Un travail dédié à sa sœur, ancienne toxicomane désormais décédée, qui se lit comme une lettre d’amour décomplexée. Entretien.
Fisheye : Qu’est-ce qui te définit, Veronica Barbato ?
Veronica Barbato : Je suis née à Caserte, en Italie, j’ai grandi à Reggio d’Émilie et j’habite désormais en Suisse, où je me suis installée par amour. Danseuse contemporaine depuis plus de vingt ans, la scène, l’odeur du théâtre, la musique, la lumière, la notion de performance, et la chorégraphe Pina Bausch ont influencé mon regard photographique.
Comment t’es-tu tournée vers le 8e art ?
J’ai toujours été amoureuse de la photographie. Lorsque j’étais enfant, j’immortalisais, dans mon esprit, chaque image, chaque scène qui m’attirait – c’était une manière magique de construire mon propre monde. À 29 ans, j’ai acheté mon premier boîtier et je n’ai jamais arrêté de shooter. C’est aujourd’hui devenu mon métier.
Quelle est ta vision du médium ?
Le médium photographique est une explosion instinctive, mêlée à la musique, aux parfums, aux souvenirs, aux images, au théâtre, aux émotions, à la culture. C’est une forme de mise en scène.
Tes émotions influencent donc tes projets ?
Oui. En photographie comme lors d’une représentation, seule l’émotion compte. Lorsque tu es capable de te donner corps et âme dans tout ce que tu entreprends, personne ne peut t’enlever la certitude que tu es bel et bien heureux. Je ne crée pas pour me comparer aux autres, mais pour me sauver. Je pense que j’aurais certainement dû naître sur scène !
De quoi parle ta série Your sister ?
J’ai réalisé ce projet avec l’intention de parvenir à décrire l’amour, la dévotion, et l’éducation que ma sœur Mary m’a transmis durant les douze premières années de ma vie – malgré sa dépendance à la drogue. À travers ce projet, je veux détruire tous les clichés qui lui collent à la peau (à elle, ainsi qu’à toutes les personnes fragiles).
Qu’est-ce qui t’as donné l’idée de réaliser ce projet ?
Une lettre, reçue cinq ans après sa mort, qu’elle avait elle-même rédigée. J’y retrouvais ses mots, ses expressions. Cette lettre m’a sauvé de l’effondrement. Mon projet est donc une métaphore de la rédemption sociale. Une manière de ressusciter ma sœur.
Comment l’as-tu représentée ?
Ma sœur pourrait être la sœur de n’importe qui. Ce projet est né d’un désir de raconter notre relation, de la traiter comme une déesse, une star, du madone rock’n’roll, une actrice pornographique, connue et emblématique. D’ordinaire, les artistes tentent de rendre des personnes déjà populaires iconiques, moi, c’est l’inverse. J’ai donné une visibilité à quelqu’un d’invisible. J’ai façonné un personnage cosmopolite, toxicomane, venue d’une petite ville pauvre d’Italie du Sud.
Peux-tu m’en dire plus sur Mary ?
Mary était une femme qui recherchait constamment une certaine notoriété. Elle voulait compter pour quelqu’un. Avec cette série, je réalise son souhait. J’essaie de faire en sorte qu’elle ne tombe pas dans l’oubli. Mary protégeait tout le monde, quitte à avoir elle-même des problèmes. Elle était à la fois forte et fragile, douce et agressive, dépendante et responsable. Libre au point de décider de se suicider pour fuir sa douleur. C’est elle qui m’a appris à aimer, à promettre. Elle portait de la soie et de la dentelle, avait des cheveux ondulés qu’elle teignait chaque mois, du blond platine au noir d’encre. Des yeux verts, de longs cils et une forte poitrine. Elle était pianiste et ses ongles étaient toujours manucurés. C’était une esthète. Elle aimait son fils, Christopher, nos parents et moi plus que tout, mais elle ne s’aimait pas. Ma sœur est née au mauvais endroit au mauvais moment. Elle n’a jamais été comprise.
Collages, couleurs vives, montages abstraits… Comment as-tu fait son portrait ?
J’ai regroupé beaucoup d’images d’archives, avec en tête l’envie de raviver et de faire évoluer mon souvenir d’elle. Je les ai combinées avec des photos de son fils, désormais adulte, de nos parents, de ses passions – celles qui la représentaient le mieux.
Les couleurs vives représentent des hallucinations, elles illustrent des phrases retrouvées dans son journal intime. Les paillettes symbolisent les illusions liées à la drogue. Les photos de famille montrent Mary déguisée, comme une vraie célébrité. La vie était bien trop ordinaire pour une personnalité si forte. Avec elle, mon enfance était magique, pleine d’aventure. L’amour ne meurt jamais, et la mort ne nous séparera pas.
Ce projet a-t-il été thérapeutique pour toi ?
Oui tout à fait. J’ai longtemps cherché une manière de faire quelque chose pour elle. J’ai toujours travaillé sur cette série avec le sourire. Jamais avec tristesse.
En quoi cette série diffère-t-elle de tes autres travaux ?
En tant que danseuse, je suis profondément influencée par le théâtre, la chorégraphie. Cependant, pour développer ce projet, je me suis détachée de cette dimension et je me suis imprégnée de l’ambiance des années 1980. Trois éléments ont été révélés suite à mes recherches, trois détails tragiques de cette décennie : les remontées acides, les conflits armés, et l’héroïne. À travers l’histoire de ma sœur, j’explore les notions d’agitation sociale, de rébellion, d’addiction et de liberté.
Un dernier mot ?
Je dédie ce travail à mon mari, mon fils, et ma famille ainsi qu’à Christopher. Tous ont accepté que je partage notre douleur. Comme toutes les belles choses de la vie, je lui dédie à elle aussi – elle qui m’a bien souvent sauvée, qui m’a construit une armure et insufflé de la force, qui m’a appris à être heureuse, et à toujours évoluer.
© Veronica Barbato