« À travers l’histoire de ma sœur, j’explore les notions d’agitation sociale, de rébellion, d’addiction et de liberté »

02 septembre 2020   •  
Écrit par Lou Tsatsas
« À travers l'histoire de ma sœur, j’explore les notions d’agitation sociale, de rébellion, d’addiction et de liberté »

Avec Your sister, l’artiste italienne Veronica Barbato signe une série intime et vibrante. Un travail dédié à sa sœur, ancienne toxicomane désormais décédée, qui se lit comme une lettre d’amour décomplexée. Entretien.

Fisheye : Qu’est-ce qui te définit, Veronica Barbato ?

Veronica Barbato : Je suis née à Caserte, en Italie, j’ai grandi à Reggio d’Émilie et j’habite désormais en Suisse, où je me suis installée par amour. Danseuse contemporaine depuis plus de vingt ans, la scène, l’odeur du théâtre, la musique, la lumière, la notion de performance, et la chorégraphe Pina Bausch ont influencé mon regard photographique.

Comment t’es-tu tournée vers le 8e art ?

J’ai toujours été amoureuse de la photographie. Lorsque j’étais enfant, j’immortalisais, dans mon esprit, chaque image, chaque scène qui m’attirait – c’était une manière magique de construire mon propre monde. À 29 ans, j’ai acheté mon premier boîtier et je n’ai jamais arrêté de shooter. C’est aujourd’hui devenu mon métier.

Quelle est ta vision du médium ?

Le médium photographique est une explosion instinctive, mêlée à la musique, aux parfums, aux souvenirs, aux images, au théâtre, aux émotions, à la culture. C’est une forme de mise en scène.

Tes émotions influencent donc tes projets ?

Oui. En photographie comme lors d’une représentation, seule l’émotion compte. Lorsque tu es capable de te donner corps et âme dans tout ce que tu entreprends, personne ne peut t’enlever la certitude que tu es bel et bien heureux. Je ne crée pas pour me comparer aux autres, mais pour me sauver. Je pense que j’aurais certainement dû naître sur scène !

© Veronica Barbato© Veronica Barbato

De quoi parle ta série Your sister ?

J’ai réalisé ce projet avec l’intention de parvenir à décrire l’amour, la dévotion, et l’éducation que ma sœur Mary m’a transmis durant les douze premières années de ma vie – malgré sa dépendance à la drogue. À travers ce projet, je veux détruire tous les clichés qui lui collent à la peau (à elle, ainsi qu’à toutes les personnes fragiles).

Qu’est-ce qui t’as donné l’idée de réaliser ce projet ?

Une lettre, reçue cinq ans après sa mort, qu’elle avait elle-même rédigée. J’y retrouvais ses mots, ses expressions. Cette lettre m’a sauvé de l’effondrement. Mon projet est donc une métaphore de la rédemption sociale. Une manière de ressusciter ma sœur.

Comment l’as-tu représentée ?

Ma sœur pourrait être la sœur de n’importe qui. Ce projet est né d’un désir de raconter notre relation, de la traiter comme une déesse, une star, du madone rock’n’roll, une actrice pornographique, connue et emblématique. D’ordinaire, les artistes tentent de rendre des personnes déjà populaires iconiques, moi, c’est l’inverse. J’ai donné une visibilité à quelqu’un d’invisible. J’ai façonné un personnage cosmopolite, toxicomane, venue d’une petite ville pauvre d’Italie du Sud.

© Veronica Barbato© Veronica Barbato

Peux-tu m’en dire plus sur Mary ?

Mary était une femme qui recherchait constamment une certaine notoriété. Elle voulait compter pour quelqu’un. Avec cette série, je réalise son souhait. J’essaie de faire en sorte qu’elle ne tombe pas dans l’oubli. Mary protégeait tout le monde, quitte à avoir elle-même des problèmes. Elle était à la fois forte et fragile, douce et agressive, dépendante et responsable. Libre au point de décider de se suicider pour fuir sa douleur. C’est elle qui m’a appris à aimer, à promettre. Elle portait de la soie et de la dentelle, avait des cheveux ondulés qu’elle teignait chaque mois, du blond platine au noir d’encre. Des yeux verts, de longs cils et une forte poitrine. Elle était pianiste et ses ongles étaient toujours manucurés. C’était une esthète. Elle aimait son fils, Christopher, nos parents et moi plus que tout, mais elle ne s’aimait pas. Ma sœur est née au mauvais endroit au mauvais moment. Elle n’a jamais été comprise.

Collages, couleurs vives, montages abstraits… Comment as-tu fait son portrait ?

J’ai regroupé beaucoup d’images d’archives, avec en tête l’envie de raviver et de faire évoluer mon souvenir d’elle. Je les ai combinées avec des photos de son fils, désormais adulte, de nos parents, de ses passions – celles qui la représentaient le mieux.

Les couleurs vives représentent des hallucinations, elles illustrent des phrases retrouvées dans son journal intime. Les paillettes symbolisent les illusions liées à la drogue. Les photos de famille montrent Mary déguisée, comme une vraie célébrité. La vie était bien trop ordinaire pour une personnalité si forte. Avec elle, mon enfance était magique, pleine d’aventure. L’amour ne meurt jamais, et la mort ne nous séparera pas.

© Veronica Barbato© Veronica Barbato

Ce projet a-t-il été thérapeutique pour toi ?

Oui tout à fait. J’ai longtemps cherché une manière de faire quelque chose pour elle. J’ai toujours travaillé sur cette série avec le sourire. Jamais avec tristesse.

En quoi cette série diffère-t-elle de tes autres travaux ?

En tant que danseuse, je suis profondément influencée par le théâtre, la chorégraphie. Cependant, pour développer ce projet, je me suis détachée de cette dimension et je me suis imprégnée de l’ambiance des années 1980. Trois éléments ont été révélés suite à mes recherches, trois détails tragiques de cette décennie : les remontées acides, les conflits armés, et l’héroïne. À travers l’histoire de ma sœur, j’explore les notions d’agitation sociale, de rébellion, d’addiction et de liberté.

Un dernier mot ?

Je dédie ce travail à mon mari, mon fils, et ma famille ainsi qu’à Christopher. Tous ont accepté que je partage notre douleur. Comme toutes les belles choses de la vie, je lui dédie à elle aussi – elle qui m’a bien souvent sauvée, qui m’a construit une armure et insufflé de la force, qui m’a appris à être heureuse, et à toujours évoluer.

© Veronica Barbato© Veronica Barbato
© Veronica Barbato© Veronica Barbato
© Veronica Barbato© Veronica Barbato

© Veronica Barbato

© Veronica Barbato

Explorez
Les coups de cœur #518 : Cecilia Pignocchi et Emma Corbineau
© Cecilia Pignocchi. Tempo Bello
Les coups de cœur #518 : Cecilia Pignocchi et Emma Corbineau
Cecilia Pignocchi et Emma Corbineau, nos coups de cœur de la semaine, dévoilent un cabinet de curiosités constitué de souvenirs et de...
11 novembre 2024   •  
Écrit par Marie Baranger
Approche 2024 ou l’art de mettre en scène
© Antoine De Winter Courtesy Hangar Gallery
Approche 2024 ou l’art de mettre en scène
Du 7 au 10 novembre 2024, le Salon Approche présente sa 8e édition. Au 40 rue de Richelieu, à Paris, quinze expositions personnelles...
07 novembre 2024   •  
Écrit par Lou Tsatsas
Paris Photo 2024 : Capitale en ébullition
© Claudia Andujar
Paris Photo 2024 : Capitale en ébullition
Rendez-vous incontournable de la scène photographique internationale, Paris Photo fait son retour au Grand Palais du 7 au 10 novembre....
07 novembre 2024   •  
Écrit par Cassandre Thomas
Nothing Artificial : la Fisheye Gallery au-delà de ses murs
© Delphine Diallo
Nothing Artificial : la Fisheye Gallery au-delà de ses murs
À l’occasion de Paris Photo, la galerie parisienne de Fisheye amorce son nouveau positionnement en présentant, du 6 au 10...
05 novembre 2024   •  
Écrit par Milena III
Nos derniers articles
Voir tous les articles
Regards du Grand Paris : six nouveaux noms s’ajoutent à la commande photographique
© Jade Joannès
Regards du Grand Paris : six nouveaux noms s’ajoutent à la commande photographique
Chaque année, six photographes rejoignent la commande nationale Regards du Grand Paris. Comme son nom le suggère, l’initiative entend...
Il y a 3 heures   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Présidentielle américaine : polarisation maximale
Kamala Harris lors de la convention nationale démocrate américaine à Chicago, le 20 août 2024. © Natalie Keyssar pour le New Yorker.
Présidentielle américaine : polarisation maximale
Au cœur de la campagne électorale, les photojournalistes ont le pouvoir de capturer la puissance de l’Histoire, mais aussi de dévoiler...
Il y a 7 heures   •  
Écrit par Fisheye Magazine
La nature infestée de Claudia Fuggetti
Metamorphosis © Claudia Fuggetti
La nature infestée de Claudia Fuggetti
Dans Metamorphosis, Claudia Fuggetti compose les interférences artificielles qui existent entre le monde humain et la nature. Sa...
13 novembre 2024   •  
Écrit par Marie Baranger
Sabatina Leccia et Clara Chichin : au cœur de la ville, un jardin à préserver
© Clara Chichin et Sabatina Leccia / Lucie Pastureau
Sabatina Leccia et Clara Chichin : au cœur de la ville, un jardin à préserver
Jusqu’au 25 janvier 2025, les œuvres de Sabatina Leccia et Clara Chichin se dévoilent sur les cimaises de la Galerie XII. Intitulée Le...
13 novembre 2024   •  
Écrit par Apolline Coëffet