Avec la série ABIDE, Mitchell Moreno nous ouvre l’album de sa famille choisie. À travers des moments d’intimité, le photographe britannique chronique son quotidien au sein d’un groupe LGBTQ+. Une tentative d’échapper à l’imagerie habituelle dont souffre parfois cette communauté.
Toute parée de sa prétendue objectivité, la photographie n’en est pas moins le moyen technique de reproduction des stéréotypes. Plus une interprétation erronée ou tout simplement fallacieuse est diffusée, plus elle se trouve renforcée dans sa véracité supposée. Les exemples sont nombreux dans l’histoire du 8e art, les stratégies de propagande en étant l’illustration la plus flagrante. Avec ABIDE, Mitchell Moreno souhaite lutter contre les clichés qui entourent la communauté LGBTQ+. Rares sont ceux qui se sont intéressés à l’intimité de ce groupe réunissant plusieurs entités distinctes, souvent limitées à quelques poncifs comme la Marche des Fiertés. Le photographe britannique, membre de cette communauté, lève le voile sur cette famille de cœur qui lui sert également de refuge.
Cet autodidacte, venu du théâtre et du cirque, a capturé la vie alternative qui anime la maison abandonnée qu’il a investie. Pour la première fois, entre ces murs, Mitchell Moreno peut recevoir et héberger ses amis. Il va créer le cocon rassurant dont il n’a pas bénéficié avant. Ensemble ils vont se soutenir et vivre librement leurs « différences ». Le choix du titre de cette série évoque bien la démarche de l’artiste. « ABIDE est un terme polysémique. Cela veut dire « demeurer », habiter un endroit, mais aussi « supporter » ou « endurer », explique le photographe. J’ai senti une résonance avec les luttes auxquelles les personnes queers sont confrontées chaque jour. Ainsi, l’idée de demeurer, de trouver du répit dans nos familles choisies m’a paru significative ».
Une lettre d’amour
En nous faisant découvrir son quotidien, en nous laissant pénétrer sa sphère privée, Mitchell Moreno, souhaite montrer un visage différent de la communauté LGBTQ+. Issu d’une famille où la nudité est tabou et les marques d’affection absentes, l’artiste venu de Leicester analyse les raisons d’un tel regroupement d’individualités enfin libres. « Beaucoup d’entre nous ont été rejetés ou maltraités par nos familles biologiques ou milieux sociaux. De fait, certains souffrent de problèmes psychologiques, luttent contre des dépendances ou subissent des abus en tout genre. » Ces difficultés à vivre pleinement son identité, Mitchell Moreno les a connues. C’est après une longue dépression qu’il commence sérieusement la photographie et débute ce qui pourrait être un journal personnel.
Un journal ou plutôt une lettre d’amour, comme le photographe préfère le dire. « ABIDE est une déclaration à ma famille choisie – mes amis et mes amants qui sont devenus des parents en raison de valeurs et d’intérêts partagés. Je ressens énormément de gratitude envers eux ». À travers les corps dénudés, la banalité des situations, la calme domestique s’expriment la fragilité des êtres, l’éphémère jeunesse et la fugacité de l’instant. Mitchell Moreno cite alors cette phrase tirée de Dans la Caverne de Platon de l’essayiste Susan Sontag : « Toutes les photos sont des memento mori. Prendre une photo, c’est s’associer à la condition mortelle, vulnérable, instable d’un autre être. C’est précisément en découpant cet instant et en le fixant que toutes les photographies témoignent de l’œuvre de dissolution incessante du temps ».
Violences volontaires et propos haineux
Pour autant, Mitchell Moreno ne néglige pas la dimension militante de son projet. Il est bien conscient des questions que soulève un sujet comme celui-ci et de sa condition. « Le patriarcat hégémonique et le colonialisme sont tels que presque toute image d’un corps nu autre que celles composées par un homme blanc ou une femme blanche hétérosexuel·les est en soi une chose subversive, pense le photographe. Montrer des corps non normatifs (non binaires, non blancs, trans…) soumis au regard queer, se rapporte à des discours plus larges de pouvoir, de politique identitaire, de classe, voire de race. » Des propos sans équivoque, mais qui traduisent le sentiment légitime d’ostracisme d’une partie de la population LGBTQ+.
Comment ne pas le comprendre ? Les violences volontaires et insanités haineuses dirigées contre cette communauté sont fréquentes et n’épargnent aucun pays. La visibilité croissante offerte aux LGBTQ+ grâce à leurs combats et les réseaux sociaux a sans doute permis de révéler ces faits, mais elle contribue à la stigmatisation et favorise la dénonciation de ses membres. Dans les régions occidentales, la plupart condamnent fermement ces crimes. Cependant, on ne compte plus les brimades, les agressions, les tortures, les viols, voire les tueries de masse, à l’encontre de la communauté. Des actions répugnantes qui ne sont pas sans rappeler les heures les plus sombres de l’histoire. Pourtant, les victimes de ces attaques ne demandent pas plus qu’exister, sans le jugement des autres. Ni plus ni moins.
© Mitchell Moreno