Connaissez-vous cette période d’extrême violence qui a animé la ville de Ciudad Juárez et le reste du Mexique, entre 2010 et 2016 ? Avec Le Portrait de ton absence, Alejandro « Luperca » Morales évoque cet épisode de manière intime et subtile, dans une démarche qui dénonce et répare les manquements d’une information médiatique populiste, brutale et crue.
Surnommée la « guerre contre la drogue », la période de violences qu’a connue le Mexique au début des années 2010 aurait causé au total la mort de plus de 50 000 personnes, à la fois en raison de la lutte contre les narcotrafiquant·es et des règlements de compte entre cartels. Sombre, cette période l’a assurément été, rendue encore davantage par les médias locaux, qui n’hésitent pas à montrer dans leurs pages des photographies des cadavres qui jonchent les rues, ou des scènes brutales de fusillade. Particulièrement interloqué par cette tendance médiatique à aller toujours plus loin dans la monstration du morbide de cet ordinaire spectaculaire, Alejandro « Luperca » Morales décide d’imaginer une démarche qui se construirait en opposition à celle-ci. C’est l’objet du très émouvant Portrait de ton absence – dont le titre original est El Retrato de tu Ausencia – , paru cette année chez Kult Books.
Pour ce faire, l’artiste a imaginé un procédé ingénieux. « J’ai supprimé tous les cadavres trouvés sur les photographies du journal P.M. (un tabloïd quotidien de la ville de Ciudad Juárez, ndlr) en les effaçant manuellement à l’aide d’une gomme en caoutchouc. J’ai conservé tous les résidus de gomme, comme s’il s’agissait de cendres », résume Alejandro Morales. Avec cette technique entièrement manuelle, il accumule donc les débris dans une manière de métaphoriser les cendres et donc de suggérer le rituel. Ainsi, il donne à imaginer une forme de mort plus douce, et qui ne s’exhibe pas à la vue de tous·tes. Le Portrait de ton absence est en réalité une petite partie d’un travail de longue haleine, rassemblant plus de 500 photographies, intitulé Archivo P.M. En reprenant les images qui faisaient le contenu de ce journal, P.M. devient un espace « Post Mortem » : « Ces nouvelles images ont pour but d’offrir une opportunité de deuil, une forme plus digne de la mort », explique-t-il.
Traquer la mort pour l’embellir
Né en 1990 dans cette ville tristement connue pour sa criminalité – et surnommée en conséquence « capitale mondiale du meurtre » par les médias – , Alejandro Morales a toujours eu un regard aiguisé sur les dynamiques et les problématiques contemporaines qui concernent ses habitant·es. Ayant été lui-même témoin de ce long épisode, il déclare que « les limites de ce que la presse pouvait publier étaient floues tant il était fréquent de se retrouver au milieu d’une fusillade ou de tomber sur un cadavre abandonné. » Tout en soulignant l’intérêt salace que les médias accordent à ces corps une fois dépourvus de vie, et devenus en quelque sorte à leurs yeux des objets, le jeune artiste, à travers son œuvre, rend tout simplement possible le deuil.
Pendant six années, Alejandro Morales a sélectionné et rassemblé un nombre invraisemblable d’images capturées par les photoreporters de la presse locale, dont il a supprimé tous les cadavres. Une démarche aussi laborieuse que poétique, pour laquelle il a d’ailleurs reçu la mention spéciale du Dummy Book Award des Rencontres de Luma en 2022. Depuis les débuts de sa pratique autant que de sa réflexion critique, son travail s’est toujours concentré sur « l’utilisation et la production d’images à l’ère de la post-photographie, de la post-misère, de la porno-misère et du capitalisme gore », selon ses propres mots. Et surtout, plutôt que de capturer lui-même des images, l’artiste choisit de travailler celles qui prolifèrent déjà sur Internet et dans les journaux, ou encore de se servir de celles qui scrutent le monde en permanence – venues des caméras de surveillance ou de Google Maps. « Lorsque j’étais étudiant, j’ai commencé avec un appareil photo reflex, raconte-t-il, mais à un moment donné, je me suis rendu compte que j’étais entouré de tant d’images qui avaient tant à dire, que je ne pouvais pas passer à côté d’elles. Alors j’ai décidé de me concentrer pleinement dessus. »
Le travail particulièrement saisissant que l’artiste mexicain développe avec Le Portrait de ton absence provient très certainement d’un désir de mettre les choses en pause, de s’arrêter, et d’observer, afin de réaliser le degré d’étrangeté de ce que nous sommes en train de vivre dans notre quotidien – et de consommer, de façon plus ou moins consciente. « J’ai commencé à réaliser que nous tenions pour acquis qu’un corps qui traîne dans la rue était une chose normale, qu’un corps publié dans le journal, et que ce niveau de brutalité nous semblaient normal, confie Alejandro Morales. Nous tournions la page comme si rien ne s’était passé. En retirant le corps, je cherche à générer une pause, qui puisse nous faire penser qu’il manque quelque chose sur l’image, tout en étant en mesure de donner une mort plus digne à ces corps violés. » D’un sentiment de révolte profonde, nait, ainsi, une traque sans relâche de la douleur, pour tenter de l’apaiser quelque peu.
17 x 22,7 cm
112 pages
39€