L’amour ? Un vaste sujet. Alice Khol, une photographe française de 38 ans installée à Bruxelles, a choisi de l’étudier à travers les mots et les images, et sous plusieurs angles. 365 précisément. Entretien avec l’auteure de 365 degrés (D’amour), un ouvrage – ou plutôt une ethnographie poétique – paru aux éditions Loco.
Fisheye : Photographe, écrivaine, sociologue, amoureuse ou chercheuse de l’amour… qui es-tu?
Alice Khol : C’est une bonne question. Je ne cherche pas vraiment à me définir, les autres le font pour moi. On pourrait dire « artiste ». C’est le terme qui correspond le mieux lorsqu’on commence à s’exprimer avec plusieurs médiums. Une artiste qui tire sa substance de la vie réelle. Mais quel artiste ne procède ainsi ? Aujourd’hui, je suis photographe, mais je réalise aussi des vidéos pour des musicien(ne)s, des documentaires et j’écris de la poésie, entre autres.
Quel est ton parcours ?
J’ai étudié à Rennes. J’ai un master en sciences de l’information et de la communication et une licence de cinéma. Ce n’est qu’en arrivant à Bruxelles et en parallèle de mon activité de coordinatrice et programmatrice dans des festivals de cinéma que j’ai commencé la photographie. J’ai suivi des cours du soir à l’École de Photographie et de Techniques Visuelles Agnès Varda. C’est une formation assez intense quand on travaille à temps plein : 9 h de cours par semaine, beaucoup de travaux à rendre, et des examens tout au long de l’année.
Quelle est la genèse de ton projet 365 degrés (D’amour) ?
Depuis longtemps, le thème de l’amour me préoccupait. Il m’est difficile d’expliquer pourquoi. On a tous nos obsessions. C’est un sujet capable de nous frustrer et de nous porter, en même temps. Le Graal ultime à atteindre : « Tu es miraculeux : inaccessible mais pourtant là. »
Aux origines, il y a eu une histoire d’amour compliquée, et un blog créé en juillet 2015. Quand le livre est né, j’ai décidé de supprimer le site. 365 degrés (D’amour) représentait la forme finale du projet, et je n’avais pas envie que le brouillon existe ailleurs. Quoi de plus noble qu’un livre ? Je voulais un objet qui dure dans le temps. On peut voir ce projet comme un journal intime tenu par plusieurs personnes.
Quelles sont les intentions de ce livre ?
J’avais envie de parler d’amour bien sûr. Victoires ou déceptions, expériences miraculeuses ou traumatisantes, routines absurdes ou salvatrices. Je voulais documenter ses multiples facettes. Et comme l’amour ne renvoie pas uniquement aux relations romantiques ou sentimentales, j’ai choisi d’interroger notre lien à l’autre. Que signifie aimer ? Dans notre quotidien, quelle est la mise en pratique ? Je voulais aussi pointer les situations où l’amour n’ est pas et où la relation n’est qu’un enjeu de pouvoir. Est-ce possible d’échapper à ces histoires déséquilibrées ? Je n’ai aucune réponse et je serais probablement riche si c’était le cas. Je ne me positionne pas comme journaliste ou sociologue, même si j’observe et je me pose beaucoup de questions. Il s’agit d’une traduction poétique de mes réflexions, qui je l’espère, aide à contrer le désarroi.
Quels sont les thèmes que tu souhaitais absolument aborder ?
Si les narrateurs ont tous les âges, le projet s’inscrit tout de même dans un espace temps où nous entretenons un rapport à l’amour complexe. Du fait d’un élargissement du champs des possibles, les règles de la société concernant les relations sentimentales et sexuelles se sont assouplies. Monoparentalité, homoparentalité, polyamour ou célibat avec de multiples partenaires sexuels : tout est possible désormais. Et les applications de rencontres participent à cette capacité de développer toujours plus de relations. Finalement, ce n’est qu’un leurre, le paroxysme d’une société de consommation où nous finissons par nous consommer les uns les autres.
La masturbation féminine, la rencontre via les applications, le mariage, l’adultère, la rupture… j’ai traité de multiples sujets. Il y a dans 365 degrés (D’amour) beaucoup d’histoires présentant des protagonistes dans l’attente aussi. Autant de modes relationnelles qui n’existaient pas auparavant. Quand j’ai lu après coup La rose la plus rouge s’épanouit de Liv Stömquist ou La fin de l’amour – Enquête sur un désarrois contemporain d’Eva Illouse, j’ai réalisé que d’autres partageaient mon analyse.
365 degrés (D’amour) allie photos et témoignages. Qui sont les auteurs de ces textes ?
Je suis l’auteure des textes, à quelques exceptions près. Les témoignages ont été collectés selon diverses méthodes. Ils sont directement inspirés de discussions avec des amis ou de nouvelles rencontres. Des gens me contactaient pour témoigner après des annonces postées sur les réseaux sociaux. Et puis, j’écoutais les récits autour de moi lorsque je marchais dans la rue, me rendais dans les cafés, ou durant les repas de famille. J’observais le comportement des gens. Il me fallait expérimenter. Je ne pouvais pas parler d’amour en étant extérieure à tout cela. J’avais envie de fondre mes expériences avec celles des autres. Il est assez simple d’avoir l’oreille qui vibre lorsque l’on applique un filtre « histoire d’amour ». L’amour fait partie de nos préoccupations centrales.
Photographie et littérature ? S’agit-il d’un dialogue indispensable ?
Tout dépend du projet. Pour celui-ci, oui. J’aime l’idée que l’association peut créer de nouvelles connexions et interprétations. La photographie apporte une tonalité ou une couleur au texte. Et inversement.
Quels étaient les critères dans la production et le choix des images et des textes ?
Les récits naissaient en fonction des rencontres ou des vécus. Quant aux images, je shootais parfois en fonction du texte, et vice versa. J’allais parfois chercher dans mes archives une image qui raisonnait. Les liens sont plus ou moins évidents, le principal étant l’émotion et la sensation qui émergeaient : joie, tristesse, colère, ou encore plaisir sensuel.
Pourquoi l’anonymat est-il si important pour toi ?
Lorsque j’ai commencé le projet, j’ai réalisé qu’il était impossible de choisir des photos purement illustratives. Je ne voulais pas qu’on puisse systématiquement identifier les narrateurs. D’autant plus que je pouvais pas aborder des sujets intimes si les gens figuraient sur la photo. Je n’avais pas envie que cela se transforme en un objet de voyeurisme. Ce qui m’importait, c’était la valeur universelle des témoignages. Je ne voulais, enfin, pas signer un travail documentaire ni un reportage. La dimension artistique était pour moi primordiale.
Quelles ont été tes sources d’inspiration ?
Sophie Calle et sa capacité à faire une œuvre d’art à partir de l’intimité bien sûr. J’aime utiliser l’intime comme un prétexte, une matière qu’il est possible de mettre à distance grâce à l’art. Je travaille à partir de questionnements ou de blessures intimes et je trouve ensuite des échos chez les autres, afin de recréer un lien, ou juste rire de nos échecs.
Le sentiment amoureux devient alors un moteur de création…
Complètement. Depuis que j’ai commencé à créer, j’ai toujours fait un parallèle entre l’amour et l’art. Le sentiment amoureux comme la création suscitent chez moi de nombreux bouleversements émotionnels. C’est peut-être lié au fait que je vis les choses de manière très passionnelle et viscérale – dans un cas, comme dans l’autre.
365 degrés (D’amour)… Est-ce une déclaration à l’amour ou plutôt un cri de colère ?
S’il y a de l’espoir, de la colère et un certain désarroi dans ce livre, c’est aussi un hommage à l’amour que je rends ! J’ai toujours considéré les sentiments amoureux comme les plus gros moteurs de nos vies. Peu importe le sens, ils nous font agir, bouger, et évoluer. Parfois, ils nous transforment véritablement.
Un mot quant au titre. Qu’est-ce qui a motivé ce choix ?
Le nombre d’histoires, tout simplement. C’est comme les livres pour enfants : une histoire pour chaque soir. Et c’est d’ailleurs le thème du livre : l’amour au quotidien. Je joue avec le degré qui est une unité de mesure, géométrique comme climatique. Cela correspond bien à toutes les formes d’amour que l’on peut rencontrer. On ne peut les quantifier. Mais je suis certaine d’une chose : elles sont cycliques. Alors que je me trouve dans une nouvelle situation, il m’arrive de relire certains passages et de voir que je ressens exactement les mêmes choses. C’est assez troublant d’ailleurs.
À qui s’adresse cet ouvrage ?
À tous les gens qui se posent des questions sur l’amour, et qui n’attendent pas de réponse.
Y a-t-il une chose que cet ouvrage ne montre pas de l’amour ?
Je n’ai pas du tout la volonté ni la prétention d’être exhaustive. Il y a sûrement autant de façons d’aimer que d’individus. Une chose est certaine : l’amour est conditionné par une époque, une culture, et la société dans laquelle nous vivons.
Tu insères des discussions se tenant via les réseaux sociaux et autres applications, et tu as choisi un format privilégiant les témoignages… 365 degrés (D’amour) n’est-il pas aussi une réflexion sur la manière dont nous communiquons notre amour, ou notre non-amour ?
Ce livre est une radiographie contemporaine de nos relations. Les auteurs de ses témoignages, dans la majorité, résident en ville et ont entre 20 et 40 ans. Sans tomber dans l’analyse sociologique, la retranscription de ses témoignages s’apparente à une certaine forme d’ethnographie. Aujourd’hui, nous communiquons essentiellement par écrit, via notre Smartphone. J’ai donc intégré des conversations Messenger, Tinder, sms, etc.
L’amour et la haine par sms c’est sympa, mais l’entretien d’une véritable relation demande beaucoup de communication. Le digital a donné naissance à des échanges violents et sans considération. L’écran est devenu un moyen de se cacher et de fuir la réalité. Ces nouveaux modes de communication auront, à long terme, des conséquences sur nos psychismes. Rien de tel qu’une conversation face à face. Cela permet d’aplanir les ambiguïtés. Les longues lettres d’amour manuscrites se font rares, et c’est dommage.
Qu’as-tu appris de l’amour, grâce à ce travail ?
Ce travail m’a permis d’ouvrir encore plus mon esprit. J’ai aussi pris conscience qu’il n’y a pas de bonnes ou de mauvaises situations : toutes ont leurs avantages et leurs inconvenants. Rien n’est permanent, rien n’est figé, et ce, quoiqu’on vive.
Quelle est ta vision de l’amour aujourd’hui ?
J’ai l’impression que nous sommes dans une phase de transition. Et je ne sais pas combien de temps cela va durer. Si notre modèle de société s’effondre pour laisser place à un autre, les relations amoureuses en seront probablement transformées.
Nous avons plus que jamais besoin d’amour et de bienveillance en cette période de COVID-19… Un mot à sujet ?
Nombreuses sont les personnes qui réfléchissent sur leur relation et leur nature grâce à la situation. Le liens de qualité sont indispensables.
Errer sur les réseaux sociaux et actualiser sans cesse le profil de parfaits inconnus fait de nous des spectateurs passifs ne cherchant qu’à se comparer. Un réflexe menant tout droit à la frustration. Car la multitude, si elle est parfois jouissive, est souvent synonyme de frustration. Il a des milliards de possibilités de vivre notre vie. La situation actuelle prouve que nous avons beau jouir d’une grande liberté, nous demeurons interdépendants les uns des autres.
Est-ce que tu recommanderais la lecture de 365 degrés (D’amour) pendant le confinement ?
Et en cette période de crise, tout – et c’est normal – nous ramène au coronavirus. C’est comme s’il était impossible de nous projeter ou de nous évader. Or la lecture est un formidable échappatoire ! Toute lecture procure un sentiment d’évasion et une véritable déconnexion (et donc, une reconnexion à soi-même). Lire est un moyen pour l’esprit d’accéder à une autre réalité, à un autre « état ». Le confinement est physique et mental.
Je recommande 365 degrés (D’amour) pour toutes les personnes qui ont des problèmes de concentration – et en ces circonstances, il y en a – car on peut le lire en plusieurs temps.
Quelles seraient tes autres préconisations ?
Soyons amoureux. Ou plutôt, pensons à la qualité de nos liens ! C’est essentiel. C’est cela qui nous sauvera, j’en suis convaincue. Il est temps de réenchanter l’amour.
365 degrés (D’amour), éditions Loco, 25 €, 472 p.
© Alice Khol