L’artiste russe Anastasia Samoylova construit, avec Landscape Sublime, un paysage cubiste et abstrait, composé d’images venues de banques de données. À travers ces créations dynamiques et colorées, elle interroge notre perception du réel, et des panoramas emblématiques, à une époque où le flux constant d’informations affecte notre capacité à appréhender le monde.
Fisheye : Qui es-tu ?
: Je suis une artiste et photographie établie à Miami. Je travaille aux frontières de la photographie d’observation, de l’art de studio et de l’installation.
Quelles sont les origines de ta série Landscape Sublime ?
J’ai grandi à Moscou, dans l’un de ces bâtiments typiques grisâtres – pas un environnement des plus picturales ! M’immerger dans la nature était toujours, à cette époque, quelque chose de spécial, une occasion. Là-bas, j’ai aussi découvert des plateformes de partage d’images, telles que Flickr, et je me souviens avoir passé plusieurs heures par jour à transcender les limites de l’espace physique, en découvrant les panoramas les plus remarquables et lointains. J’ai alors commencé à trouver des points communs entre ces lieux, et la manière dont ils étaient photographiés. Des ressemblances dans les retouches numériques, notamment. Et je me suis pris d’intérêt pour ces typologies. Après quelques années de réflexion, j’ai commencé à mettre mes pensées en forme, et, en 2013, j’ai réalisé le tout premier Landscape Sublime.
Tu utilises, dans ce projet, des images libres de droits. Te considères-tu comme une photographe, ou plutôt comme une artiste visuelle ?
J’utilise en effet des images libres de droits et sous licence Creative Commons provenant de diverses archives et banques de données en ligne. Je m’intéresse en vérité à ces photographies qui sont réalisées simplement pour être utilisées par d’autres – ce n’est donc pas une réappropriation du matériel. En termes de définition, je préfère m’aligner avec la liberté du mouvement avant-gardiste des années 1910 et 1920, du temps où les artistes pouvaient passer d’un médium à un autre sans avoir à appartenir à une catégorie donnée.
Pourquoi as-tu choisi de te concentrer sur les paysages ?
Au départ, j’ai choisi de m’intéresser au paysage pour rendre hommage aux philosophes du 17e siècle, qui utilisaient des exemples venus de la nature pour illustrer des notions esthétiques – comme le pictural, le beau, et le sublime.
Mais j’étais aussi attirée par l’intangibilité du paysage : car ce n’est ni un objet, ni une personne, ni un portrait. C’est quelque chose qui ne peut pas être possédé à part sous sa forme imagée. Cependant, le vrai sujet de mon projet est l’art de photographier, ainsi que l’existence de multiples images similaires, réalisées par différents auteurs – pas le paysage en lui-même.
Tu as déclaré déconstruire « l’iconographie idéaliste du paysage » dans cette série. Qu’est-ce que ça signifie ?
Certains critères semblent revenir souvent, lorsqu’on pense aux panoramas les plus connus. Je suis convaincue que la photographie prend racine dans les conventions établies par les peintres romantiques, et que ces conventions font désormais partie de notre imaginaire collectif. Pour s’en persuader, il suffit de se promener sur les différentes banques d’images, en tapant des mots clés, tels que des noms d’endroits, puis de les comparer à des toiles.
Pour les paysages plus modernes, il suffit de comparer les photographies entre elles pour trouver des similarités dans les compositions.
Tu as laissé apparaître quelques « défauts de fabrication » dans tes images. Pourquoi ?
Ces défauts sont des évidences pointant vers mon studio. Ils sont une métaphore de la dimension « constructive » de l’image photographique. Il s’agit donc d’un rappel : il ne faut jamais prendre une illustration réaliste au premier degré, mais plutôt se concentrer sur la vision subjective de son créateur ou sa créatrice, pour parvenir à déceler ce qui a été créé pour vous par l’artiste. Mes tableaux sont délibérément théâtraux pour cette raison. Mon objectif ? Souligner la géométrie de ma mise en scène, ainsi que celle des tirages.
Landscape Sublime évoque le mouvement cubiste, quelles sont tes sources d’inspiration ?
J’ai d’abord étudié le design environnemental et la peinture. La photographie n’est venue que plus tard. Mes principales influences sont les « amazones » du mouvement d’avant-garde russe, les artistes Alexandra Exter, Natalia Goncharova, Liubov Popova, Olga Rozanova, Varvara Stepanova, et Nadezhda Udaltsova. Après avoir passé un an à développer Landscape Sublime, j’ai réalisé que mes compositions cubistes étaient en fait une vision contemporaine du constructivisme. Mes tableaux kaléidoscopiques et semi-abstraits reflétaient in fine une période aussi tumultueuse que celle durant laquelle ces artistes ont vécu.
Tu interroges également la relation entre photographie et réalité. Pour quelle raison ?
C’est vrai. Je pense que la réalité est en fait un concept très subjectif. Une réalité commune à tou·tes n’existe pas. Je suis aussi persuadée qu’à une époque comme la nôtre, dominée par une « réalité picturale » – notamment à cause de l’abondance de clichés partagés – notre compréhension et analyse du monde est autant influencée par les images que nous partageons que par notre propre appréhension du monde.
Quelle est ta vision de la photographie contemporaine ?
Pour être honnête, je n’apprécie pas particulièrement la photographie contemporaine, que je trouve redondante et peu originale. L’action de découper des images, en revanche, peut être cathartique. En parallèle, je suis profondément curieuse et investie dans la photographie d’observation, qui prouve qu’elle est consciente de ses propres méthodes de création et de son histoire – c’est ce que je pourrais décrire comme « une photographie informée ».
Comment vas-tu continuer à décliner ce concept, lancé par Landscape Sublime ?
J’ai justement décliné Landscape Sublime en différentes sous-catégories, intitulées notamment Metropolises et Nature Reclaims. Du point de vue des compositions, les Metropolisies se lisent comme un hommage au collage de Paul Citroen, du même nom, datant des années 1920. Ces tableaux sont composés de tirages, pris par des habitants de grandes villes, représentant différentes catastrophes qui affectent les paysages les plus familiers – des incendies et inondations, notamment.
Il s’agit donc d’un travail à dimension écologique ?
Oui. Le fait que l’on puisse trouver autant de contenus liés à ces désastres (pas si) naturels que cela est un témoignage des plus alarmants, indicateur d’un climat qui se dérègle très rapidement. Les métropoles sont en grande partie responsables du changement du climat, et des solutions devraient être apportées par ces lieux. Durant la période d’isolement liée à la pandémie, de nombreuses histoires ont été partagées, à propos d’animaux qui revenaient dans leur habitat d’origine, grâce à la baisse de la pollution – des dauphins à Venise, par exemple. Si certaines de ces histoires étaient fausses, d’autres ont été prouvées. En tant de crises, alors que tout semble hors de contrôle, il était réconfortant de voir ces preuves de la prospérité d’une vie non humaine, même si ce n’était que temporaire.
© Anastasia Samoylova