En 2014, Fisheye a laissé carte blanche à Arno Brignon pour un voyage aux frontières de l’Espagne. Une série sur des territoires à la marge de l’Europe où paradis fiscaux, émigration et ultralibéralisme composent un mélange détonnant. Ce portfolio, signé Arno Brignon, était présenté dans le Fisheye #9.
Trois villes, trois pays, trois langues du nord au sud de l’Espagne : le Pas-de-la-Case (Andorre), Ceuta et Gibraltar. Trois territoires où la crise, qui entraîne dans un tourbillon le reste de la péninsule, a un écho différent. Avec un PIB de 4,75 milliards d’euros pour 10 0000 habitants regroupés sur 35 km2, le ratio par habitant est l’un des plus élevés au monde. Ces trois villes à la marge de l’Europe en révèlent les limites. Hors de l’espace Schengen, elles sont liées à l’Union européenne (UE), mais s’affranchissent des règles économiques, monétaires et environnementales. Ce miroir déformant de l’Europe nous interroge sur le fonctionnement de notre société et sur le glissement inexorable du pouvoir politique au pouvoir économique.
La principauté d’Andorre, enclavée entre la France et l’Espagne, et bien qu’utilisant l’euro, ne fait pas partie de l’UE. Retirée depuis 2010 de la liste grise des paradis fiscaux, la principauté reste cependant réputée pour ses touristes fortunés et ses avantages fiscaux. Ceuta, enclave espagnole en terre marocaine, est la porte de l’Europe vers l’Afrique, 17 kilomètres la séparent de Gibraltar. Cernée par sa haute barrière de sécurité, elle ressemble à une nasse où migrants marocains et espagnols paraissent bloqués, en attente de promesses et de jours meilleurs… Gibraltar ne semble pas connaître la crise économique : moins de 2 % de chômage, des milliers d’emplois induits pour les Espagnols frontaliers, un des PIB les plus forts du monde (1,4 milliard d’euros). Services bancaires et financiers, tourisme, activité portuaire et jeux en ligne sont les richesses de Gibraltar ; paradis fiscal qui n’en porte plus le nom, puisque ôté récemment de la « liste noire ». Mais avec ses 18 000 entreprises enregistrées et en activité, pour 30 000 habitants, l’exil fiscal est une habitude bien ancrée.
La vie n’est pas dorée pour tous
Produits financiers douteux, paradis fiscaux, bulles spéculatives, relations diplomatiques controversées, trafics plus ou moins légaux font la richesse de ces territoires. Dans ces lieux, la société de consommation est poussée à son comble. Mais à quel prix ? Si ces villes ont su tirer profit de leur particularisme géographique et politique, ici, pas de droit du travail, c’est la loi du plus fort qui domine. D’après une estimation, 8 % du patrimoine financier mondial des ménages se trouvaient en 2013 dans les paradis fiscaux (Gabriel Zucman dans La Richesse cachée des nations). La manne financière qui y transite profite très peu à ses habitants et les inégalités y demeurent profondes. La vie n’est pas dorée pour tous. Pour une poignée qui fait fortune, combien détruisent leur santé et leur vie pour les miettes de cette insolente richesse. Une fortune construite sur les paradoxes de l’Europe, participant par la fuite des capitaux et des entreprises à la crise majeure que connaît le continent. Si les frontaliers sont ravis des économies réalisées sur les produits détaxés ou les emplois de service associés qui s’y développent, les conséquences sont dramatiques pour l’avenir à l’échelon national ou européen.
© Arno Brignon / Signatures