Travailler fatigue est la série la plus aboutie de la jeune photographe Aude Carleton, diplômée de l’ENSP d’Arles. Elle y raconte son jardin intérieur, qui suit le rythme des saisons et les caprices de la poésie.
Aude Carleton se passionne pour la lumière et son éclat depuis toujours. Née en Picardie, d’un père antillais et d’une mère aux origines anglaises et méditerranéennes, ses origines sont peut-être la raison pour laquelle elle aime qualifier les visages des êtres qui la côtoient d’« astres solaires ». Durant son enfance, elle grandit dans un paysage désœuvré, et côtoie campagne et travailleur·ses. « Les hommes ont déserté ma famille, et j’ai évolué entourée de femmes, de jazz et de nature », nous confie-t-elle. Elle étudie plus tard le cinéma en Bretagne, et l’éclairage devient alors son obsession. La nuit, elle photographie les atmosphères des clubs de jazz. Rejoignant les rangs de l’ENSP d’Arles, elle peut enfin épancher sa soif d’expérimenter l’infinité de rayonnements de la lumière. Chaque jour où elle créera, Aude Carleton lui rendra hommage. Travailler fatigue est « une rêverie sous le soleil brûlant », derrière laquelle se cache sa grande muse : la poésie. Elle cite les mots de Cesare Pavese, écrivain italien du siècle dernier, « (…) comme le suc des fruits tombés en ce temps-là », en tant qu’inspiration pour cette œuvre.
Amer paradis
« Les saisons et leurs métamorphoses, la lumière et ses mouvements, les gestes du quotidien et ceux qui sont sacrés, la peinture, la musique, la poésie. » Il y a tout cela dans Travailler fatigue, et il y a surtout l’extase de la beauté. Cet ensemble succède à Soleil torride, dont le titre donnait déjà à voir le lien entre chaleur estivale et sensualité des corps. Quasi impressionniste, la série a été réalisée au cœur de la Provence, ainsi qu’en Picardie. Personnage principal et indétrônable de ses photographies, la lumière, toujours savamment naturelle, offre aux regards toutes ses qualités de métamorphose – des teintes « métalliques, vert d’eau mélancoliques » de celle de Picardie à l’ambiance « dorée, azur et rose » de la Provence.
Exposées par ailleurs jusqu’au 23 avril dernier en très grand format et mêlées à la nature dans le parc de la Villette dans le cadre du festival 100% L’EXPO, ces photographies plongent les spectateurices dans une douce célébration des fruits et des fleurs. Des mains flâneuses se hissent jusqu’aux mimosas ou aux baies empoisonnées du sorbier des oiseleurs, ou goûtent les fruits d’été. Il y a, dans ces images, à la fois la recherche d’un jardin d’Éden, et la compréhension de son impossibilité. La spiritualité et l’idée de communion y sont très prégnantes, ce qui n’est pas un hasard, puisque la jeune femme a réalisé un mémoire de fin d’études sur le rituel en lien avec la photographie, en posant son regard sur les catholiques en particulier. Ses clichés créent une « fable édénique », d’après l’artiste, et permettent « un hommage aux gestes bientôt archétypaux, comme ceux des cueilleur·ses de fruits et des buveur·ses à la source » – dans un contexte où nos sociétés modernes relèguent désormais presque ces pratiques au mythe.
Si l’univers de la photographe est la construction d’un fantasme, l’artiste n’en demeure pas moins consciente des parts d’ombre de la lumière. L’ode à l’été, que chantent ces images, n’est pas univoque. « La lumière est également une chose écrasante, elle brûle, détruit, aveugle, consume », déclare-t-elle avec ardeur, « elle possède en elle le mystère des ténèbres ». Elle peut donc devenir une clef, à la fois cruelle et sacrée, vers la vérité brute de l’existence. Aussi spontanément que nous nous laissons bercer par la lumière qui caresse les visages qu’elle capture, Aude Carleton nous dit son propre poème :
« Ô soleil
Embrasse-moi
Déjà je respire
Les paumes ouvertes… »
© Aude Carleton