La photographe et chercheuse belge Barbara Debeuckelaere va à la rencontre des un·es et des autres pour leur permettre de témoigner de leur quotidien, de leurs souvenirs et de leur attachement à leur territoire. ‘Om/Mother, une série transformée en livre paru en 2023, rend compte de la résistance des Palestinien·nes à l’occupation militaire et à la violence coloniale israélienne. Un travail qui résonne terriblement avec l’actualité.
Fisheye : Comment en es-tu arrivée à la photographie ?
Barbara Debeuckelaere : J’ai été journaliste à la radio et à la télévision pendant quinze ans. Puis j’ai décidé que, pour moi, la photographie et l’art étaient bien plus à même de montrer la vérité invisible, l’injustice systémique et la réalité ambiguë, que les reportages issus de l’industrie des médias. Le travail visuel peut avoir un pouvoir émotionnel incroyable, tout en apportant une vision critique et en laissant une place à l’interprétation. Le tout fonctionne en chœur pour générer un impact profond. Bien que je sois titulaire d’une maîtrise en économie et en politique internationale, et que je photographie depuis des années, je suis retournée à l’université pour obtenir un master spécialisé en arts visuels, alors que je suis âgée de plus de 40 ans. Ce choc mental qu’a provoqué ma rencontre avec de jeunes artistes et des mentors inspirant·es comme Max Pinckers a été inouï. Il s’agit du meilleur choix de carrière de ma vie.
Peux-tu présenter ta série ‘Om/Mother en quelques mots ?
Om signifie « mère » en arabe. À Tel Rumeida (une zone agricole et résidentielle de la ville d’Hébron, en Cisjordanie, ndlr), un quartier musulman et l’un des endroits les plus complexes et les plus violents de la rive ouest, les femmes sont les forces motrices de la vie familiale. Comme un tiers des maisons ont été laissées à l’abandon, le simple fait de rester ici, d’y construire son existence, est l’ultime acte de résistance. Dans ‘Om/Mother, avec moi, toutes les femmes et les filles de huit familles de Tel Rumeida ont pris des photos de leur logement, de leurs enfants, de leur jardin et de leur environnement immédiat. Elles ont ainsi capturé leur propre insoumission aux occupant·es militaires et aux colons violent·es qui les entourent.
Comment cela a-t-il commencé ?
En tant que journaliste, je suis allée plusieurs fois en Cisjordanie, mais ma visite, en février 2023, à Tel Rumeida, à Hébron, et ma rencontre avec Issa Amro, militant des droits de l’homme, ont changé ma vie. C’est Adam Broomberg qui m’a conseillé de m’y rendre. C’est un ami très cher d’Issa et il travaille avec lui dans un collectif d’artistes, Artists + Allies x Hebron (AAH). Issa Amro croit en la résistance non violente, il est fort, éloquent, il connaît ses droits, il est populaire à l’international et c’est une véritable plaie pour les Israélien·nes. J’étais avec lui lorsqu’il a été brutalement battu par un soldat, sans raison, tandis qu’il conduisait l’écrivain Lawrence Wright, collaborateur du New Yorker, à travers la ville. Mes images sont devenues virales dans le monde entier. C’était une expérience tellement intense, sachant que ces menaces et cette violence sont quelque chose que mes ami·es là-bas vivent à chaque minute de chaque jour, et même bien pire. J’ai compris à ce moment-là que je ne quitterais jamais cet endroit, que mon affection pour Issa Amro, les militant·es et les familles durerait toute ma vie. Aujourd’hui, à Tel Rumeida, on voit surtout des hommes palestiniens dans les rues, qui se soumettent aux colons et aux soldat·es israélien·nes ou qui ripostent, mais pas de femmes. Ces dernières vont au travail ou amènent leurs enfants à l’école, mais elles ne passent pas beaucoup de temps à l’extérieur, tout simplement parce que ce n’est pas très sûr. J’étais curieuse de connaître le vécu de mes semblables face à la violence et au harcèlement.
Peux-tu détailler ta collaboration avec des femmes de Tel Rumeida, à Hébron ?
Grâce à Issa Amro, j’ai rencontré une dizaine de familles de Tel Rumeida. J’y ai entendu de nombreuses histoires sur l’injustice, l’inégalité, le manque de services, les brimades, les injures, et j’en ai moi-même fait l’expérience. Je m’y suis rendue à nouveau en mai, j’ai dormi chez différentes personnes et je me suis sentie de plus en plus proche d’elles. J’ai commencé à photographier et à filmer à ce moment-là, en essayant de montrer de diverses manières ce qui se passait. Mais j’avais toujours l’impression que c’était seulement mon point de vue.
En septembre, j’y suis donc retournée avec plusieurs petits appareils dans mon sac et j’ai de nouveau longuement discuté avec les femmes et les filles de ces foyers, pour leur demander si elles étaient disposées à prendre elles-mêmes des images de leur vie. Huit familles ont participé, je suis restée dans le village, nous avions un groupe WhatsApp et chaque fois que quelqu’un terminait une pellicule, j’allais chez lui, je changeais le film, nous mangions, parlions, photographiions ensemble. Je me suis rendue d’une habitation à une autre ce mois-là, et j’ai tissé de nombreux liens. En fin de compte, j’avais environ 35 rouleaux de film, mais aucune idée de l’utilité de ce qu’ils contenaient. Mais lorsqu’ils ont été développés, c’était la magie absolue. Jamais je n’aurais pu prévoir la beauté profonde de ces clichés. Le fait, également, qu’elles aient un pouvoir d’indexation, puisqu’elles ont été prises dans un lieu d’injustice et de violence invraisemblables, par les femmes elles-mêmes, ajoute à leur énergie.
« Même si l’ordre mondial est trop lent à réagir, un jour viendra certainement où toutes ces images seront la preuve des crimes terribles commis par l’État d’Israël. Cela ne disparaîtra jamais. »
Que révèlent ces images sur la vie des Palestinien·nes ?
Il y a tout d’abord beaucoup de choses que l’on ne voit pas fréquemment en tant qu’observateur·rice extérieur·e. Bien que réservées, ces femmes m’ont fait confiance, je leur ai dit que les images seraient anonymes, qu’il s’agissait d’un projet collectif, qu’il n’y avait pas de paternité, qu’elles étaient toutes attribuées au groupe. Cela les a rassurées. Elles ont même pris des photos de leurs lits défaits, de leurs bijoux, de leurs enfants, de leurs plantes, de leurs décorations, du soleil sur leurs rideaux, des caméras de sécurité sur le toit, des lieux intimes, qu’elles ne veulent souvent pas faire photographier par d’autres. En se prenant elles-mêmes en photo, elles ont également repris le pouvoir. Elles étaient les seules à décider de ce qu’il fallait capturer et de la manière de le faire – avec un sens de l’action que ces femmes n’ont pas vis-à-vis du contexte politique qui régit leur vie de famille. Enfin, en employant de petits appareils analogiques, nous avons également perdu une partie du contrôle. De nombreuses photos présentent des erreurs et des fuites de lumière, des couleurs étranges, elles sont floues et déformées, et c’est précisément la raison pour laquelle l’ensemble de la collection est si beau et émouvant. Bien plus que le numérique, avec sa netteté, sa proximité avec le monde la presse, des hommes, l’argentique nous a offert des images plus féminines que celles que l’on voit habituellement dans cette région. « Un murmure bienveillant », comme l’appelle Adam Broomberg dans le texte qu’il a écrit pour notre livre. Il nous fait vraiment ressentir la vie et l’amour dans cet endroit violent. Rester ici est leur ultime acte de résistance.
Quel est le pouvoir d’un boîtier, face au degré actuel de violence contre les Palestinien·nes de la part d’Israël ?
L’appareil photo est l’arme principale des Palestinien·nes, pour documenter l’horreur à Gaza, pour enregistrer et diffuser via les médias sociaux les atrocités des colons en Cisjordanie, pour défier les mensonges de la hasbara ou propagande israélienne, pour dénoncer l’occupation militaire brutale à laquelle iels sont confronté·es, et ce depuis déjà 1948. Au cours des dernières décennies, Israël a réussi à faire oublier au monde ce peuple, à jouer le rôle d’une démocratie occidentale au Moyen-Orient tout en opprimant une partie de la population. Cet État veut que la planète continue à regarder ailleurs pendant qu’il commet ces atrocités. Mais grâce à la caméra comme témoin et aux réseaux sociaux, nous ne les laisserons pas faire. Les photos des prisons israéliennes, où des milliers de Palestinien·nes innocent·es sont retenus sans aucune charge, montrent clairement que les soi-disant lieux de détention fonctionnent à la manière de camps de torture. Il existe malheureusement de nombreuses images de colons violent·es qui endommagent des biens en Cisjordanie, détruisent les puits d’eau des habitant·es, volent du bétail et dévalisent des maisons. Même si l’ordre mondial est trop lent à réagir, un jour viendra certainement où toutes ces images seront la preuve des crimes terribles commis par l’État d’Israël. Cela ne disparaîtra jamais.
English
2023
115 × 165 mm
320 pages
30€
Peux-tu m’en dire plus sur ton projet de transformer cette série en livre ?
Sept jours après mon retour, nous étions le 7 octobre et l’enfer s’est déchaîné sur la population de Gaza. Je pensais que ce n’était pas le bon moment pour faire quelque chose avec les images d’Hébron, en Cisjordanie, car il était important de révéler la terreur et les bombardements actuels. Mais lorsque j’ai montré la série aux responsables de The Eriskay Connection, une maison d’édition néerlandaise qui publie principalement des clichés basés sur la recherche, ils se sont montrés très intéressés. J’ai contacté les femmes de Tel Rumeida et leur ai envoyé leurs propres photos. Et comme le processus de recherche de fonds et de création du livre prend de toute façon du temps, nous sommes allé·es de l’avant. J’ai fait la sélection, je savais qu’il devait s’agir d’un petit ouvrage solide, peu onéreux, sans couverture rigide, avec beaucoup de photos différentes, pour que le·a lecteur·rice ait une réelle compréhension du projet et de la vie à Hébron. Le graphiste Carel Fransen a été formidable, il a eu de bonnes suggestions, comme celle d’ordonner les clichés autour des cinq temps de prière de l’islam, et de passer d’une image nocturne à une autre.
Nous avons également ajouté des textes, de moi et d’Adam Broomberg, qui connaît très bien le territoire, ainsi que des mots magnifiques de plusieurs femmes du projet, qui ont écrit sur ce que Tel Rumeida et leur maison signifient pour elles. À la fin du livre, j’ai ajouté un texte explicatif sur la politique israélienne de contrôle qui règne sur les lieux, les caméras de sécurité, le manque de mobilité et ainsi de suite, afin que les personnes qui n’ont pas de connaissances préalables puissent comprendre une partie du contexte des images. Il n’est pas nécessaire de lire ceci, c’est un supplément. Mon nom se trouve quelque part sur la couverture, mais pas en grosses lettres. Par respect, ce sont ceux des huit mères qui figurent en bonne place sur la couverture.
Une photo de ta série que tu aimes particulièrement ?
J’en aime tellement, mais s’il le faut, je choisis cette photo rose du jardin de l’université de Bethléem. C’était sur une pellicule particulière, que j’avais apparemment déjà utilisée auparavant, de sorte que de nombreuses images sur celle-ci sont des doubles expositions, et cela s’est avéré captivant. Vous voyez des lignes étranges qui proviennent probablement d’un portrait, mais c’est le jardin qui domine. Les couleurs roses et bleues étaient présentes dans le premier balayage et je les ai laissées telles quelles. Cette photo est prise par Nidaa, une fille qui a une situation familiale difficile, mais qui est incroyablement forte et intelligente. Elle étudie la bio-ingénierie à l’université de Bethléem, elle travaille dur pour soutenir ses parents qui sont tous les deux malades, elle persévère et reste amicale et joyeuse. Je l’aime beaucoup. Quand je regarde ce jardin, je pense à elle.
Quelque chose à ajouter ?
Le renforcement des communautés, la mise en place d’une éducation de qualité pour les enfants, l’autonomisation des femmes en Cisjordanie, tout cela est essentiel. Pour que les Palestinien·nes ne se focalisent pas uniquement sur les occupant·es israélien·nes, les colons et le contexte politique qui semble parfois sans espoir. Le soutien international à ce peuple demeure de la plus haute importance. Youth Against Settlements (YAS), l’organisation d’Issa Amro, propose chaque semaine des séances de yoga et de langues pour les femmes. Tous les bénéfices réalisés grâce à ce livre sont consacrés aux activités menées par YAS à Tel Rumeida pour celles-ci. Parce que renforcer sa propre communauté et aider les familles à y subsister et à y construire leur vie, quoi qu’il arrive, est un excellent moyen de résister au racisme, à la suprématie et à l’occupation. Cessez le feu maintenant. Mettez fin à la colonisation. Libérez la Palestine.