Dans Still Life of Teenagers, Barbara Marstrand dresse le portrait de l’adolescence danoise à travers les chambres qu’elle habite. Paysage d’une existence en pagaille, ces espaces sont surtout le miroir d’années décisives au développement de soi.
Assiettes et chaussettes sales, jeans et tee-shirt jonchant le sol et bermudas délavés, lits défaits et doudous délaissés. Rares sont les bureaux ou les dressings bien rangés, car dans une chambre d’adolescent·e, le désordre créer le sentiment de liberté. Ici on s’y réfugie du monde alentour comme on se dérobe de toutes les responsabilités. Les rêves y sont en pagailles, les amours, impossibles, les hormones en ébullition et les émotions à vif. Dans celle de Barbara Marstrand on y retrouvait surtout « Un lit double à cadre noir surmonté de posters d’idoles, se souvient-elle, j’avais une chambre assez grande et minimaliste dans un appartement à Copenhague. Elle était composée d’un sol en bois partiellement recouvert d’un tapis noir et blanc, d’un pouf au milieu qui servait à ranger les vêtements, d’une coiffeuse avec des miroirs et des spots, d’une armoire d’angle blanc brillant et d’une commode héritée de ma mère sur laquelle trônait une télévision à boîtier argenté. À l’époque, je vivais dans l’ordre, tout comme aujourd’hui, même si j’aime l’esthétique du désordre. À présent, je vis de manière beaucoup plus colorée qu’à l’époque. »
Ayant grandi à Copenhague, et diplômée de sociologie de l’Université de la capitale danoise, elle s’éprend de la photographie vers ses 15 ans, lorsque son père lui fait cadeau d’un appareil photo reflex. À cet âge, elle s’amuse à capturer ses ami·es et ce qu’iels vivent. Dans le même temps, l’essor des réseaux sociaux la pousse à poster ses images en ligne. Là-dessus, elle partage, communique, et trouve aussi son inspiration pour ses shootings photo. Plus le temps passe, plus elle y voit un moyen d’interagir avec les autres, de se créer une nouvelle communauté, un moyen de creuser et d’étudier autrui derrière les images, à la manière d’une étude sociologique. C’est dans le sillage de ses premiers essais photographiques que Still Life of Teenagers se construit, précisément durant l’été 2020, alors qu’elle vient d’achever sa thèse en sociologie. « Pour la composer, je me suis penchée sur les expériences de résonance et d’aliénation chez les jeunes de certaines zones urbaines de Copenhague. Au cours de ce processus, je me suis plongée dans la pensée d’Hartmut Rosa et j’ai réfléchi aux moments où le monde nous change et à ce que signifie « se sentir chez soi ». Ma thèse terminée, j’ai expérimenté de nouvelles façons de prendre des photos, j’ai acheté un appareil photo et j’ai suivi des cours. C’est ainsi que j’ai commencé à penser beaucoup en termes de motifs, de couleurs, de formes et, surtout, de concepts. J’étais fascinée par les photos des maisons des gens et j’ai réalisé que le public s’intéressait souvent aux maisons des célébrités. Je voulais représenter les intérieurs de gens ordinaires. Parallèlement, je m’intéressais à la photographie d’objets et j’ai pensé qu’il pouvait être intéressant de faire le portrait de personnes en se basant uniquement sur ce qu’iels possédaient ». Un an après, à l’automne 2021, les premières images de la série sont réalisées. L’objectif ? Dessiner le portrait de la jeunesse danoise et définir les intériorités de chacun·e en capturant leurs intérieurs. Ainsi, pour trouver des sujets intéressé·es, elle fait appel à sa communauté sur ses réseaux sociaux, cherche sur des groupes Facebook, Instagram et établit des connexions, le tout pendant un an et demi à sillonner le pays.
Évoluer dans le secret des autres
« Pour moi, la chambre d’adolescent·e est de préférence un espace sûr dans lequel les jeunes peuvent s’épanouir, et donc une porte d’entrée pour comprendre leur vie quotidienne et leur façon d’être présent·es au monde. Les chambres sont, d’une part, un espace au sein de la famille et, d’autre part, un espace où les jeunes expérimentent et développent leur individualité, en étant orienté·es vers l’extérieur », décrit Barbara Marstrand. Dans les chambres qu’elle photographie, des caractères et des passions se devinent : sorcières 2.0, geeks, photographes, artistes, militant·es… Quelques éléments de la culture danoise apparaissent dans la configuration des lieux, dans des ouvrages posés sur les bureaux ou dans des emballages de nourriture qui trainent. Pour autant, l’ensemble se comprend davantage comme une caractérisation universelle d’une jeunesse en mutation, genres confondus.
Si les propriétaires de ces lieux sont absent·es de la caméra, c’est dans les objets qu’iels délaissent, dans les énergies qui parcourent leurs espaces, les posters qu’iels apposent sur leur mur, que leur existence pleine d’interrogations, d’expérimentations se comprend. « J’adore la photo d’un lit défait sur lequel sont posés un sweat-shirt vert et un jean bleu. Si vous regardez de près, vous pouvez voir quelques memes imprimés suspendus au-dessus du lit. J’aime le calme de cette photographie et ses qualités esthétiques dus à la lumière provenant d’une fenêtre située juste à l’extérieur du cadre, à la combinaison de couleurs bleu, vert, marron et blanc, et à l’interaction entre les matériaux doux et durs. De plus, j’aime la façon dont les vêtements sont disposés, laissant une trace de l’habitant·e, comme s’iel venait de disparaître de sa tenue. Cette absence nette de présence humaine représente bien le concept du projet. Ce qui est amusant, c’est que les vêtements étaient placés ainsi lorsque je suis arrivée. En général, je n’ai pas déplacé les choses dans les chambres. Cette photo a été prise dans un internat, où les élèves restent généralement un an. Une fois par semaine, le personnel nettoie les chambres, et heureusement pour moi, cela a été fait le lendemain de la prise de vue », raconte-t-elle.
Ici, tout semble tenir à un fil, suspendu entre deux mondes : celui de l’enfance, et du début de l’âge adulte. Et c’est dans cet entre-deux que tout se joue. Peu à peu, cette même enfance disparait du papier peint recouvert de chevaux, se perd sous le lit en même temps que les peluches. L’adolescence prend place dans le reflet du miroir qui déforme et met en lumière les premières « imperfections », les premiers doutes. Si les signes d’une puberté qui dérange apparaissent, les envies d’ailleurs envahissent à leur tour toutes les pensées. Bientôt les lits simples seront trop petits pour accueillir les corps allongés. Si l’intérieur de la chambre est fouillis, il fait écho à ce qu’iels ressentent dans le cœur : une incompréhension de la société qui les entourent, une insécurité grandissante et une colère qui gronde. Mais il faut laisser passer tout cela, seuls le temps et les rencontres finiront par apaiser et remettront de l’ordre dans le tourment.
108 pages
25€