Bébés 
de synthèse

07 novembre 2019   •  
Écrit par Lou Tsatsas
Bébés 
de synthèse

Depuis 2017, la photographe Martina Cirese s’intéresse aux reborns,
des poupées hyperréalistes, et à leurs acheteurs. À travers la série Do Women Dream of Synthetic Kids ?, elle interroge les notions de famille et d’humanité. Un récit complexe et passionnant.
 Cet article est à retrouver dans notre dernier numéro.

Pour Martina Cirese, le 8e art est comme « une fenêtre sur les contradictions de la modernité ». Installée à Paris depuis deux ans, l’artiste a d’abord suivi une formation en histoire et en photographie dans sa ville natale, à Rome. « Durant mes études, j’ai réalisé mes premiers projets personnels, dans lesquels je cherchais encore ma propre vision », confie-t-elle. Deux passions qu’elle parvient aujourd’hui à réunir dans son travail en s’efforçant de représenter en images la complexité de la société contemporaine. Cette mission, elle peut la mener pour la première fois en découvrant les reborns, des poupées répliques de nouveau-nés, hyperréalistes. « Le sujet m’a effrayée, et cela m’a tout de suite impressionnée. La peur est très présente dans mes travaux, elle m’aide à essayer de comprendre le pourquoi du comment, et à confronter mes angoisses », explique Martina Cirese.

© Martina Cirese

En débutant ses recherches, des interrogations ont rapidement obsédé l’artiste : qu’est-ce que l’humain ? Et qu’est-ce que l’artificiel ? Quelles fonctions remplissent ces poupées ? Autant de réflexions philosophiques qui l’ont poussée à enquêter sur ces étranges objets. « Leur corps est réalisé à partir d’une sculpture en céramique, puis un moule permet de couler le silicone. Leurs cheveux sont véritables, ou en mohair, leurs yeux en verre, et chaque poupée pèse le poids d’un nouveau-né. Leurs traits sont souvent inspirés de photographies de bébés trouvées sur les sites des hôpitaux. Une odeur se dégage de leur corps, et même leur tête doit être soutenue », explique la photographe. Valant entre 300 et 10 000 euros l’unité, ces poupées sont entièrement réalisées à la main par des artistes, de véritables œuvres d’art d’une minutie extrême. Inventés dans les années 1990 aux États-Unis, ces reborns ont été commercialisés pour la première fois sur Internet dans les années 2000. Aujourd’hui, estime Martina Cirese, la communauté de reborners compte près de 20000 personnes, éparpillées aux quatre coins du monde.

Le désir devenu marchandise

Dès 2017, la jeune femme a parcouru l’Allemagne et l’Italie, pour rencontrer les reborn artists – des femmes, pour la plupart – qui fabriquent ces poupées aux traits si réalistes. Des peintres singulières, à la popularité croissante, qui présentent leurs créations sur leurs sites web et sur les réseaux sociaux. « Pour réaliser mon premier projet autour des poupées reborns, j’ai demandé aux artistes la possibilité de désassembler les corps et de créer une sorte d’installation pour exprimer un concept particulier : le désir devenu marchandise. » Dans sa première série, Martina Cirese a donc démonté chacun des poupons, puis replacé leurs membres dans des sacs en plastique avant de les photographier. Une métaphore du sac amniotique maternel dans lequel baigne le bébé avant sa naissance, tout en jouant avec la notion d’éternité, la matière plastique mettant des siècles à se détruire. Une mise en scène poignante présentant ces créations comme des objets contradictoires, à la fois humains – symboles de l’amour familial et de la maternité – et artificiels.

© Martina Cirese© Martina Cirese

La photographe s’est également intéressée aux acheteurs de reborns, une communauté, selon elle, qui compte aujourd’hui près de 20 000 personnes dans le monde. Un véritable marché de collectionneurs. « J’ai souhaité connaître les clients, les collectionneurs. Grâce aux artistes, j’ai pu contacter certaines d’entre elles. » Le projet prend alors deux voies complémentaires: l’une portant sur la création des poupées – des usines de production aux ateliers d’artistes –, et l’autre situant l’acheteur au cœur du récit. « J’appelle ce chapitre “Les madones synthétiques”, parce que leurs poses sont inspirées de l’iconographie religieuse », précise Martina Cirese, qui a sillonné l’Italie, l’Allemagne et la France pour aller à la rencontre de ses nouveaux modèles.

Au cours de son périple, elle découvre des parcours de vie aussi divers que passionnants. « Un couple de femmes au passé difficile a commencé à collectionner ces poupées. Pour l’une d’elles, dans l’incapacité de travailler, les reborns sont des objets thérapeutiques. Une collectionneuse américaine n’achète que des poupées noires, un moyen d’avoir une création à son image. Certaines les voient comme un moyen de redécouvrir les joies de la maternité. D’autres achètent les reborns lorsqu’ils ne peuvent pas avoir d’enfants. Enfin, beaucoup voient ces poupées comme de merveilleuses œuvres d’art dignes d’être exposées avec fierté. Leur point commun ? Tous sont très conscients que ces “nouveau-nés” ne sont pas humains », raconte la photographe.

 

Cet article est à retrouver dans son intégralité dans Fisheye #38, en kiosque et disponible ici.

© Martina Cirese

© Martina Cirese

© Martina Cirese© Martina Cirese

© Martina Cirese

© Martina Cirese

Explorez
Les images de la semaine du 15.07.24 au 21.07.24 : le feu des souvenirs
© Pascal Sgro
Les images de la semaine du 15.07.24 au 21.07.24 : le feu des souvenirs
Cette semaine, les photographes de Fisheye s’intéressent aux différents aspects du feu, et ce, de manière littérale comme figurée.
21 juillet 2024   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Looking at my brother : mes frères, l’appareil et moi
© Julian Slagman
Looking at my brother : mes frères, l’appareil et moi
Projet au long cours, Looking at My Brother déroule un récit intime faisant éclater la chronologie. Une lettre d’amour visuelle de Julian...
09 juillet 2024   •  
Écrit par Lou Tsatsas
Rafael Medina : corps libres et désirés 
© Rafael Medina
Rafael Medina : corps libres et désirés 
En double exposition, sous les néons des soirées underground, Rafael Medina développe un corpus d'images grisantes, inspirées par les...
27 juin 2024   •  
Écrit par Anaïs Viand
Pierre et Gilles, in-quiétude et Cyclope : dans la photothèque de Nanténé Traoré
© Nanténé Traoré, Late Night Tales, 2024 / Un ou une artiste que tu admires par-dessus tout ?
Pierre et Gilles, in-quiétude et Cyclope : dans la photothèque de Nanténé Traoré
Des premiers émois photographiques aux coups de cœur les plus récents, les auteurices publié·es sur les pages de Fisheye reviennent sur...
26 juin 2024   •  
Écrit par Milena Ill
Nos derniers articles
Voir tous les articles
Courrier des photographes #3 : comment percer dans la photographie de mode ?
© Niki Stevens / Instagram
Courrier des photographes #3 : comment percer dans la photographie de mode ?
Vous êtes photographe ou vous souhaitez le devenir ? Vous avez des questions sur cette profession qui fait rêver, mais ne savez pas où...
À l'instant   •  
Écrit par Agathe Kalfas
Jeux olympiques : ces séries de photographies autour du sport
© Cait Oppermann
Jeux olympiques : ces séries de photographies autour du sport
Ce vendredi 26 juillet est marqué par la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques de Paris 2024. À cette occasion, nous vous...
26 juillet 2024   •  
Écrit par Fisheye Magazine
Transcendance par Kyotographie : promenade contemporaine au Japon
© Iwane Ai. A New River series, 2020. Avec l’aimable autorisation de l’artiste.
Transcendance par Kyotographie : promenade contemporaine au Japon
À l’occasion des dix ans du Festival, Kyotographie investit les Rencontres d’Arles pour la première fois. L’exposition...
26 juillet 2024   •  
Écrit par Marie Baranger
À Arles, Jules Ferrini capture le noir solaire
© Jules Ferrini
À Arles, Jules Ferrini capture le noir solaire
À travers deux séries, Noires sœurs et Modern Sins, Jules Ferrini plie la lumière et le temps pour faire vibrer l’obscurité d’un...
26 juillet 2024   •  
Écrit par Hugo Mangin