Pour la rentrée, la Maison européenne de la photographie accueille la première rétrospective en France consacrée au photographe ukrainien Boris Mikhaïlov. Allant de 1970 – apogée de l’URSS – aux conflits actuels en Ukraine, ses travaux mettent en avant le rôle de l’image dans la lutte contre le totalitarisme. Présentant une œuvre prolifique, à la croisée des champs artistiques, l’exposition Journal ukrainien nous emporte dans les élans créateurs d’un auteur hors norme.
En entrant dans la première salle de la rétrospective consacrée à Boris Mikhaïlov à la MEP, l’écho d’une musique provenant de la salle adjacente − d’où sont projetées des images de l’artiste −, se fait entendre. On frissonne, on le reconnaît instantanément, adeptes ou initiés, c’est celle des Pink Floyd, The Great Gig in the Sky, issue de l’album de 1973, The Dark Side Of The Moon… En février 2022, le conflit ukrainien éclate. Kharviv − ville natale de Boris et sa femme Vita Mikhaïlov − est détruite sous les bombardements le 7 mars. Un mois plus tard, le groupe anglais décide de se retirer de toutes les plateformes musicales en Russie. Groupe légendaire dans le parti de la résistance en URSS, engagé et dénonciateur, associé pour beaucoup à la chute du mur de Berlin − avec un album qui lui est entièrement dédié −, leur morceau capte d’autant plus notre attention dès l’arrivée dans l’exposition. Quelques accords suffisent pour nous accompagner dans notre itinérance à travers plus de 800 œuvres présentées, pour la plupart jamais vues en France et provenant de collections d’institutions prestigieuses ou personnelles. Entre tirages d’époque, collages, épreuves peintes à la main… Une œuvre monumentale s’offre à nous, abritant en elle un combat artistique constant contre toutes les formes d’aliénation et de censure.
Créer malgré les interdits
Retour dans les années 1960. L’histoire nous raconte que Boris Mikhaïlov, alors ingénieur de formation, se voit offrir un appareil photo pour le tester. Il s’essaie pour la première fois au nu avec sa femme Vita Mikhaïlov pour modèle. Totalitarisme oblige, le KGB est mis au fait de cette activité illégale, et investit son appartement pour fouiller ses pièces, objets et finalement détruire ces images dites « pornographiques ». Mis au rebut par son travail, il est instantanément projeté dans son chemin artistique. Enragé, et n’ayant aucun autre choix, il se consacre alors pleinement au 8e art, de manière complètement autodidacte. Une porte s’ouvre, une trame se construit. Quoi qu’il arrive, il souhaite s’émanciper en image et avec dérision de l’oppression ainsi que de l’instrumentalisation de masse. Émerge également un désir furieux de mise en lumière de la réalité contre le mensonge imposé par la propagande.
Ainsi, au premier étage, les projets liminaires de Boris Mikhaïlov sont dévoilés, de sorte à rentrer in medias res dans sa frénésie créatrice. On découvre alors ses premiers pas, à partir de 1970, notamment via sa série Lukuri. L’artiste, afin d’arrondir ses fins de mois, répond à des commandes de particuliers, en agrandissant et en colorisant des images de noces, de nouveaux nés ou des portraits de famille. Sans secrets, Boris s’amuse alors à y ajouter des teintes criardes, roses, bleues, jaunes… Une imagerie kitsch, faites de faux-semblants, s’amorce. Comme pour détonner avec l’austérité de l’Union soviétique, ses clichés, retravaillés, composent un étrange album : celui d’une famille soviétique recomposée, cynique et burlesque. Au rythme de la déambulation, les années passent, et Boris Mikhaïlov trouve de multiples combines pour éviter le courroux du KGB. Dans la salle voisine, se trouve cette fameuse projection en musique. Elle y présente l’un de ses chefs-d’œuvres, Yesterday’s Sandwich, où l’artiste, tels des couches d’un sandwich, a superposé des négatifs. Fruit d’un accident contrôlé, ce projet expérimental dessine des sous-entendus de nudité, de religion pour se lire avec subtilité en messages codés.
à g. De la série Luriki (Colored Soviet Portrait), 1971-85. Photographie noir et blanc colorisée à la main, 81 x 61 cm © Boris Mikhaïlov. Collection Pinault. Courtesy Guido Costa Projects, Orlando Photo, à d. De la série Diary, 1973-2016 Photographie noir et blanc sur papier teintée, crayons de couleurs, 29,7 x 21 cm © Boris Mikhaïlov, VG Bild-Kunst, Bonn Courtesy Galerie Suzanne Tarasiève, Paris.
Homme ordinaire, vrai héros de l’URSS
Emportés dans cette sonate dramatique contre l’oppression soviétique, on traverse les autres salles parcourant les années d’expérimentations de l’artiste. Ce qui en reste surtout, c’est l’omniprésence de l’autre, de l’individu. Dans une dictature du prolétariat, où tout devait être tourné vers le peuple, le partage et la solidarité, l’ensemble a finalement sombré dans l’angoisse et la précarité, au profit d’une figure d’acier, héros de la nation. Mais pour Boris Mikhaïlov, c’est bel et bien l’idée de l’homme ou la femme ordinaire qui prévaut, et dans lequel il se retrouve. Car c’est là pour lui tout l’intérêt du médium : cultiver l’ode aux femmes et aux hommes issu·e·s des classes sociales défavorisées. Ce sont eux les véritables héros et héroïnes de l’URSS.
Dans ses monochromes, l’artiste fait fi des artifices utilisés par la propagande. Il nous témoigne la rudesse, le non-évènement, la société telle qu’elle l’est vraiment. Tantôt trash, tantôt bancale, laide ou sale, elle est authentique, véritable. Notre regard se tourne alors vers tous ces gens qui, malgré une vie suffocante, expirent en dansant. Un regard qui se dirige littéralement vers le bas, car dans la scénographie même du lieu, les images sont volontairement placées un cran en dessous, nous obligeant modestement à se mettre à leur place. Au cœur des séries qui suivent, telle qu’At Dusk, c’est une misère encore plus abyssale, où l’artiste a retravaillé ses images en y apposant un bleu à la fois tendre et glacial, polaire et crépusculaire, comme pour marquer la difficulté à voir au-dehors. Au fur et à mesure de notre parcours, tout se transforme sous nos yeux ébahis, en bribes de vies d’un quotidien ukrainien asphyxié par le joug soviétique, blessé par les affres d’une politique sans pitié.
De la série Red, 1968-75, Tirage chromogène, 45,5 x 30,5cm © Boris Mikhaïlov, VG Bild-Kunst, Bonn. Tate : Acquis avec l’aide du Art Fund (avec la contribution de la Wolfson Foundation) et Konstantin Grigorishin 2011.
Une œuvre autonome
Impossible à classer, son œuvre se lit, pour reprendre les mots de la commissaire Laurie Hurwitz, à la manière d’une compilation « d’irrévérences photographiques ». En témoignent ses images tirées de Crimean Snobbism, d’un été passé, avec sa femme et ses amis, sur les plages de Crimée. Des vacances où ils jouent aux bourgeois, recréant une sorte de Tendre est la nuit de Scott Fitzgerald caricaturé. Partout où Boris Mikhaïlov s’essaie, il laisse aller les choses sans trop les analyser, avec dérision et autodérision pour ne proposer que des créations évocatrices. Il s’immisce dans le social, dans les consciences de l’individu pour écrire la véritable histoire du collectif, de son pays. Il nous parle d’une société qui évolue, mais où l’espoir d’une paix a du mal à affleurer.
Boris Mikhaïlov produit une grammaire sensible et symbolique, un langage qui lui est propre. Attentif aux changements, il repense à chaque fois ses images en les contextualisant. Comme Simon Baker, directeur de la MEP, nous le rappelle, son œuvre est constamment rééditée, jamais propre, jamais classique, jamais muséale. Autonome et volatile, elle se (dé)construit, évolue perpétuellement. « À la croisée du documentaire, de la performance et de l’art conceptuel, les “journaux intimes” de Mikhaïlov, chroniques du quotidien en Ukraine avant et après la chute de l’URSS, rappellent la richesse d’une histoire et l’infinie résilience d’un peuple. Un témoignage sensible et unique sur le destin de celles et ceux qui, chaque jour, luttent pour leur vie et triomphent contre l’adversité », conclut Simon Baker.
Boris Mikhaïlov 1965-2022, coédité par Mörel Books et la MEP, 45 €, 576 p.
Boris Mikhaïlov, Journal Ukrainien
Maison européenne de la photographie
5/7 Rue de Fourcy, 75004 Paris
Jusqu’au 15 janvier
De la série Crimean Snobbism, 1982. Tirage argentique, ton sépia, 15 x 20 cm © Boris Mikhaïlov, VG Bild-Kunst, Bonn. Tate: Acquis grâce au financement du Russia and Eastern Europe Acquisitions Committee et du Photography Acquisitions Committee 2016.
à g. De la série Case History, 1997-98 Tirage chromogène © Boris Mikhaïlov, VG Bild-Kunst, Bonn Courtesy Galerie Suzanne Tarasiève, Paris, à d. De la série National Hero, 1991 Tirage chromogène, 120 x 81cm © Boris Mikhaïlov, VG Bild-Kunst, Bonn. Courtesy Galerie Suzanne Tarasiève, Paris.
De la série At Dusk © Boris Mikhaïlov, VG Bild-Kunst, Bonn. Courtesy Galerie Suzanne Tarasiève, Paris.
De la série Crimean Snobbism, 1982. Tirage argentique, ton sépia, 20 x 15 cm © Boris Mikhaïlov, VG Bild-Kunst, Bonn. Tate : Acquis grâce au financement du Russia and Eastern Europe Acquisitions Committee et du Photography Acquisitions Committee 2016
De la série Dance, 1978. Tirage gélatino-argentique, 16,2 x 24,5 cm © Boris Mikhaïlov, VG Bild-Kunst, Bonn. Courtesy Galerie Suzanne Tarasiève, Paris.
De la série Yesterday’s Sandwich, 1966-68.© Boris Mikhaïlov, VG Bild-Kunst, Bonn. Courtesy Galerie Suzanne Tarasiève, Paris.
De la série The Theater of War, Second Act, Time Out », 2013. Tirage chromogène, 130 x 180 cm © Boris Mikhaïlov, VG Bild-Kunst, Bonn. Collection Akademie der Künste, Berlin.
à g. De la série Viscidity, 1982. Tirage gélatino-argentique avec colorisation à la main et textes manuscrits © Boris Mikhaïlov, VG Bild- Kunst, Bonn. Collection privée, à d. De la série I am not I, 1992. Tirage argentique, ton sépia, 30 x 20 cm © Boris Mikhaïlov, VG Bild-Kunst, Bonn. Courtesy Galerie Suzanne Tarasiève, Paris
De la série Salt Lake, 1986. Tirage chromogène, ton sépia, 75,5 x 104,5 cm © Boris Mikhaïlov, VG Bild-Kunst, Bonn. Courtesy Galerie Suzanne Tarasiève, Paris.
De la série Red, 1968-75. Tirage chromogène, 45,5 x 30,5cm © Boris Mikhaïlov, VG Bild-Kunst, Bonn. Tate: Acquis avec l’aide du Art Fund (avec la contribution de la Wolfson Foundation) et Konstantin Grigorishin 2011.