Fisheye : Première question : est-ce que tu as une barbe ?
Brandon Tauszik
: Non, pas de barbe ! Juste une tête plutôt imberbe.
Comment décrirais-tu Oakland à quelqu’un qui n’y a jamais mis les pieds ?
Oakland est une ville assez complexe. Elle surplombe une baie magnifique et concentre un fort esprit de communauté qui s’est développé dans le passé à travers une action politique populaire pour l’autonomie de la ville. Oakland possède aussi l’un des plus fort taux de criminalité de Californie, la mairie est tenue par un mauvais management et la ville traverse aujourd’hui une crise identitaire. D’un point de vue historique, c’est une ville d’immigration exceptionnellement variée avec environs 30 % de Latinos, 30% de Blancs et 30% d’Afro-Américains.
Pourquoi tu t’es lancé dans ce projet ? Comment as-tu eu cette idée ?
Tout a démarré lorsque je me suis rendu compte qu’il n’y avait aucune association entre les barbiers d’Oakland. Or les États-Unis est un pays où il y a un fort corporatisme entre les différents commerces indépendants, à tous les niveaux : les épiceries, les cafés, les magasins de bricolage… Beaucoup se sont développés en chaînes. C’est le cas de certains barbiers, avec les enseignes Fantastic Sams ou Supercuts – qui ne sont pas du tout implantées à Oakland. Du coup ça a éveillé ma curiosité.
J’ai commencé par visiter certains barbiers de mon quartier que j’ai interviewés et pris en photo. Ce sont des commerces qui se définissent comme des « barbiers noirs », puisque la clientèle et le personnel sont exclusivement Afro-Américains. Je voulais comprendre ce qui crée l’intimité sociale et exclusive de ces lieux. C’est ainsi que je me suis consacré à la réalisation de ce projet : un vaste portrait des barbiers noirs d’Oakland et du rôle qu’ils assume au sein de la ville et de la communauté.
Il y a combien de salons de coiffure Afro-Américains à Oakland ?
Je dirais entre 40 et 60. Mais j’en découvre chaque jour de nouveaux quand je me balade. Le projet pourrait être bien plus large, si je décidais de passer quelques années de plus dessus.
Quelle est leur place au sein de la communauté Afro-Américaine de la ville?
Ces salons sont de véritables institutions en Amérique et pas seulement de simples espaces physiques où se regroupent les hommes noirs. Ils se passent bien plus entre ces murs que des plaisanteries bruyantes et des coupes de cheveux rapides.
Comme l’a souligné le professeur Quincy T. Mills dans le projet : « Tapered Throne met en lumière la position des barbiers, qui sont des canaliseurs au sein des communautés Afro-Américaines ; et d’Oakland. Derrière ces portraits il y a les aspirations d’hommes qui se contentent pas de gagner leur vie, mais qui ont conscience de la valeur de leur travail dans le développement de la vie communautaire des Américains noirs. »
À Oakland, ces espaces fournissent une communauté où les hommes noirs peuvent se retrouver, se sentir comme chez eux, être à l’aise pour s’exprimer. Ils y sont libérés du stress du quotidien, à l’extérieur, où ils sont souvent victimes d’une identité sociale sclérosée.
Comment as-tu choisi les barbiers que tu as documenté ?
Comme je l’expliquais plus haut, j’ai commencé par m’intéresser à ceux qui se trouvaient près de chez moi, à l’époque où j’habitais dans le nord d’Oakland. Puis j’ai commencé à pas mal traîner dans les quartiers est et ouest de la ville avec ma voiture. Je roulais jusqu’à ce que je trouve un salon avec une devanture un peu stylée, puis je m’arrêtais à l’improviste avec mon équipement et je rentrais en disant « Salut».
Comment étais-tu reçu et quel était ton ressenti ?
Je suis quelqu’un d’assez timide, donc j’appréhendais beaucoup les barbiers que je visitais pour la première fois. Je suis un Blanc et, en brisant cette sorte de barrière sociale, je n’étais pas du tout dans mon environnement. Mais c’est ce qui m’a intrigué et poussé à aller à l’encontre de mes notions préconçues sur les gens et les lieux.
Dans l’ensemble, j’étais accueilli chaleureusement et à bras ouverts. Dans certains salons, on m’a suspecté d’être un flic sous couverture, mais même ces barbiers se sont ouverts et m’ont fait confiance. Ils étaient tous gentils au point de me donner leur temps et la liberté de juste traîner avec eux, photographier et de discuter avec les gens. Tous ont été réellement accueillants.
Est-ce que tu te rappelles du premier salon que tu as visité ?
Le premier salon dans lequel je suis allé s’appelle Porters. La conversation (que j’ai enregistrée) était tellement pleine d’entrain et insouciante – les coups de ciseaux étaient clairement une excuse pour être sur place. Sur le site du projet, il y a un son sous l’image d’une porte d’entrée et tu peux entendre une conversation typique de ce genre d’endroit – c’est une conversation amusante sur l’âge et le Viagra.
Peux-tu nous décrire l’atmosphère, l’ambiance de ces salons ?
En général, il y a des souvenirs à l’effigie des Raiders et des A’s [ndlr: la première est l’équipe de football locale, la seconde l’équipe de basketball] et une télé qui diffuse les infos ou de vieilles sitcoms – voire une radio branché sur une chaîne hip-hop. Si la journée est bien remplie, alors il y a beaucoup de cris, de conversations passionnées et interrompues dans tous les sens : le sport, les voitures, les faits-divers, l’église, la politique, le boulot, le stress, Nicki Minaj. Tout se mélange.
Pourquoi des GIF ? Et comment les as-tu réalisés ?
Pour moi, les GIF sont des médiums hybrides et assez inexploités, entre la vidéo et la photo. Ils illustrent le temps qui passe, mais à travers un instant décisif – qui est propre à la photo. Dans ces salons, il y a beaucoup de temps inoccupé. Le rythme est long, les gestes répétitifs. J’espère que le GIF parvient à créer un échange un peu hypnotique avec le spectateur ; une connexion plus profonde que ce que la photographie seule pourrait apporter.
J’utilise un réflex numérique avec différents objectifs. Je shootais en mode vidéo et en slow motion. Puis je passais sur les logiciels Adobe Premiere et After Effects et je scrutais minutieusement les mouvements fluides des prises de vues. Après ça, je passais l’image en noir et blanc, je compressais le tout et je terminais le GIF sur Photoshop.
Quelles sont les histoires de ces salons de coiffure ? A qui sont-ils ? Quand ont-ils ouvert ?
C’est vraiment différent selon chaque salon. Beaucoup d’entre eux sont des entreprises familiales léguées de génération en génération ou à des amis. Certaines existent depuis les années 60 ; d’autres depuis quelques années seulement. L’économie de ces commerces est simple : il y un patron qui paye le loyer du local mais qui achète l’ensemble de l’équipement. D’autres barbiers louent le matériel et le lieu et verse au propriétaire une part de leurs profits. C’est le propriétaire qui définit la culture et les règles du salon. J’en ai visité un où il y avait une boîte à jurons : chaque fois que quelqu’un, client ou membre du personnel, disait un juron ou une insulte, il devait mettre un dollars dans la boîte.
Qu’est-ce que tu peux nous dire sur l’état d’esprit des hommes qui exercent ce métier ?
Il y a sentiment très fort d’indépendance économique et d’accomplissement partagé par tous les barbiers que j’ai rencontré. Ils définissent leurs propres horaires, ils trouvent leurs propres clients et en fin de compte, ils ont beaucoup d’emprise sur leur vie professionnelle. C’est important parce que ces hommes, en général, ne sont pas issus de milieux aisés et n’ont pas eu le privilège de finir l’université. Ils connaissent tous trop bien les interactions entre les facteurs économiques et sociaux qui mènent à la pauvreté dans les cités, en Amérique.
Qui sont les clients ?
Ce peut-être n’importe qui. Des gens du voisinage ou qui habitent pas loin, des hommes qui apprécient particulièrement le savoir-faire de tel barbier, ou qui ont un ami de confiance qui leur a suggéré. Parfois il y a des mères qui viennent déposer leurs fils pour quelques heures. C’est la variété des âges et des milieux économiques qui fait que les conversations sont si riches.
Quelle est la relation qu’entretiennent les barbiers et les clients ?
Cette relation fait tout, c’est de ça qu’il s’agit. Contrairement aux autres ethnies qui préfèrent les coupes droites ou longues, les hommes Afro-Américains privilégient le dégradé court. Du coup, il faut l’entretenir chaque semaine, ce qui fait beaucoup de passages chez le barbier. La relation entre le barbier et son client s’approfondit à chaque visite. Les coupes se font dans une ambiance décontractée, parfois en silence, parfois avec des conversations passionnées. Il y a toujours un dialogue.
Quel est le message que tu souhaites délivrer avec cette série ?
C’est un travail sur l’identité. Plusieurs évènements récents ont montré que l’Amérique est toujours ancrée dans un profond conflit qui vise à maintenir la construction sociale et sclérosée de l’identité de l’homme Afro-Américain qu’elle a forgé.
A Oakland, ces barbiers contribuent à façonner et encourager cette identité, pour la renforcer avec de l’amour et du soutien. J’espère que les personnes qui verront ce projet pourront défier leurs propres perspectives et observer autrement ces hommes Afro-Américains dans leur propre vie.
Comment te sens-tu maintenant que le projet est terminé ?
Je me sens soulagé et exciter de pouvoir le partager ! Je suis très reconnaissant à l’égard du Pr. Quincy qui a écrit l’essai en ouverture du projet ; et surtout à l’égard des barbiers qui m’ont laissé passer tout ce temps avec eux.