Dans À la recherche du père, Camille Lévêque rend compte de questionnements qui l’ont traversée pendant de longues années. L’exposition, présentée jusqu’au 5 octobre 2025 à Ground Control dans le cadre des Rencontres d’Arles, trace les contours d’une figure paternelle protéiforme et sonde les notions de famille, de transmission et de mémoire.
« Il y a beaucoup d’ambivalence dans la manière dont on voit la figure paternelle, souligne Camille Lévêque. De mon côté, c’est un mélange de défiance et de curiosité. Dans la société, je pense qu’on oscille entre le protecteur et l’oppresseur, on passe du père qui rassure, qui prend soin de sa famille à celui qui est violent, abusif ou alors complètement absent. » Faisant écho à sa propre histoire, cette dernière réalité s’est imposée comme le point de départ d’une étude au long cours, entamée il y a maintenant plus de dix ans. Après avoir collectionné des portraits de famille pendant de longues années, l’artiste a décidé d’employer ce riche corpus pour se raconter autrement, tout en se mettant à distance du sujet. Justement nommée, À la recherche du père offre ainsi plusieurs regards sur la thématique.
Une pratique personnelle et collective
De ses prémices, en 2014, à l’exposition actuellement présentée à Ground Control dans le cadre des Rencontres d’Arles, la série a beaucoup évolué dans sa forme. « Les premières années, il s’agissait de ces archives et de réfléchir à comment prendre la photographie à contre-pied, explique Camille Lévêque. Cette matière est utilisée quasi exclusivement en tant qu’image-témoin, image-preuve pour rendre tangible cette absence. » Dans cette visée, et pour instaurer le malaise, l’artiste y a notamment détouré la tête de pères afin de créer des vides et annihiler les repères. En raison de la vitre qui protège les tirages, accrochés à hauteur d’yeux, le visage de celui ou celle qui regarde apparaît à la place de l’être effacé. Sur d’autres images, comme une carte postale rose bonbon datant des années 1950-60, leur silhouette est déformée par un glitch qui traduit un problème, signale que cette famille nucléaire n’est peut-être pas aussi parfaite qu’elle en a l’air. Le jaune, le cyan et le magenta se lisent comme les différentes facettes que peut avoir l’homme dépeint. D’une certaine manière, tout un chacun peut alors se projeter ou recomposer les traits d’un visage inconnu.
Cette pratique personnelle s’ouvre alors vers le collectif. « À peu près à mi-chemin du projet, j’ai voulu faire intervenir d’autres personnes, parce qu’on fait tous l’expérience d’une famille, quelle qu’elle soit », poursuit-elle. Pour ce faire, elle lance des appels à collaboration sur les réseaux sociaux, contacte d’autres Camille Lévêque – « j’ai énormément d’homonymes, c’est un nom très commun », précise-t-elle – et sollicite son entourage. Les rencontres se multiplient et donnent lieu à des dons ou des prêts de photographies, à des textes ou des entretiens. « J’ai fait intervenir des individus d’origines variées. Il y a des travailleuses du sexe, un prêtre, des personnes qui proposent un témoignage sur leur père ou sur leur paternité, énumère-t-elle. L’idée était d’avoir un panel assez vaste de propos autour de cette figure du père, ou du patriarcat. En parallèle, j’ai commencé à chercher son image dans la publicité, dans la culture mainstream, dans plein de lieux différents qui sortaient tout à coup du cadre intime de la photographie familiale pour toucher les représentations dans la société. »
256 pages
39 €
Une autre vision du père
À mesure qu’À la recherche du père s’est déployé, Camille Lévêque a vu évoluer la figure du père au sein de la société occidentale. « C’est une conversation qui est étroitement liée à tout ce qui se passe, que ce soit MeToo, l’affaire Pelicot, un combat contre le patriarcat de manière générale ou contre les structures familiales très genrées, soulève-t-elle. On parle beaucoup de masculinité toxique, aussi. Ça permet aux femmes d’accepter de moins en moins de choses, mais également aux hommes, je l’espère, de se remettre en question et de penser leur paternité en opposition à celle de leur père, de casser les schémas traumatiques qu’ils ont pu avoir. Un père peut être tout ce qu’il veut, c’est aux hommes de se réapproprier leur paternité. » Sur les murs, les entretiens menés avec certains d’entre eux abordent ainsi le sujet. Ils évoquent un système qui s’attend à ce que ce soit la mère seule qui s’occupe des enfants. « Je pense que c’est en train de changer sur deux plans différents », assure notre interlocutrice.
À force de scruter les contours de la figure paternelle au sens large, Camille Lévêque a fini par se plonger dans ses archives familiales. À titre personnel, cette analyse lui a donné une autre vision de son père. « Jusque-là, je le considérais comme quelqu’un qui a abandonné sa famille et pour qui ses enfants n’avaient pas forcément un intérêt énorme, remarque-t-elle. En regardant de plus près les correspondances et les photos, je me suis rendu compte que ce n’était sans doute pas aussi simple, aussi binaire. Il y a eu de l’amour. Ça se voit qu’il nous a porté de l’attention. Cette réalisation m’a permis de clôturer ce projet. Symboliquement, c’est comme si une étape de deuil se finissait, ce qui est positif. Grâce aux autres et à travers eux, j’ai pu appréhender ma propre histoire. » Dans l’intimité de Ground Control – qui, à l’occasion de l’exposition, a pris la forme d’un tortueux couloir segmenté en différents chapitres ou espaces grâce à des cloisons colorées – se révèle finalement tout un cheminement. À mesure que nous avançons, la pudeur s’évanouit, l’humour prend place et les regards évoluent vers des réalités peu joyeuses. À l’instar du processus de pensée de l’artiste, le public s’interroge alors sur une relation qui s’inscrit tout compte fait dans la complexité du genre humain.