Chapitre I : du bon usage du monde

10 janvier 2019   •  
Écrit par Fisheye Magazine
Chapitre I : du bon usage du monde

La fascination entre écrivains et photographes remonte aux origines du 8e art. De simple information, la littérature s’est transformée en source d’inspiration, puis en matière à fiction, pour les photographes. Dans ce dossier, plusieurs auteurs nous livrent leur éclairage, leur regard et leurs mots sur ce jeu de miroir entre lettre et image.

Écrivain, photographe, iconographe et poète, Nicolas Bouvier a marqué des générations de voyageurs. Patrick Bard, lui-même écrivain et photographe, nous explique comment l’auteur de L’Usage du monde continue de le nourrir. Cet article est à retrouver dans notre dernier numéro.

À cette question récurrente 
des portraits chinois, je réponds invariablement : L’Usage du monde du Suisse Nicolas Bouvier. Plus qu’un livre de chevet, il m’a été un révélateur des lointains. Une inspiration, aussi, avant de devenir ma boussole. Ses pages ont aiguisé – elles aiguisent encore – ma soif d’ailleurs, comme elles en assouvissent l’attente. Il me suffit d’en ouvrir les pages cornées, mille fois feuilletées. Dès les premières lignes, la lecture m’entraîne vers l’errance qui forge le bon usage du monde en une phrase devenue culte : « Un voyage se passe de motifs. Il ne tarde pas à prouver qu’il se suffit à lui-même. On croit qu’on va faire un voyage, mais bientôt c’est le voyage qui vous fait ou vous défait. »

© Éliane Bouvier et Musée de l’Élysée, Lausanne / Fonds Nicolas Bouvier

© Éliane Bouvier et Musée de l’Élysée, Lausanne / Fonds Nicolas Bouvier

Bourlinguer

Sans surprise, la genèse de ce chef-d’œuvre est un long périple. Aux prises avec l’appel des lointains, Nicolas Bouvier décide en 1953 d’accompagner son ami, le peintre Thierry Vernet, lequel s’en va rejoindre sa belle en Inde. Les deux compères embarquent bientôt à bord d’une improbable monture, une Fiat Topolino, qui deviendra vite l’un des protagonistes du récit. Bouvier n’a pas encore 25 ans. L’année précédente, il a rendu visite à Ella Maillart, grande bourlingueuse devant l’Éternel. Aux inquiétudes du jeune homme concernant la route Genève-Madras, elle a répondu sobrement : « Partout où des hommes vivent, un voyageur peut vivre aussi. »

Bouvier retiendra la leçon. Carnet en main, appareil photo en bandoulière, il prend la route, et la route le prend comme elle en prend bien d’autres alors, qui remettent en question le monde qui vient. Les années d’après-guerre sont celles du boom économique, de l’avènement de la société de consommation. Dans Tristes Tropiques, en 1955, Claude Lévi-Strauss, autre voyageur visionnaire (même s’il a affirmé dans l’incipit haïr les voyages et les voyageurs), écrit que cette société nouvelle ne proposera bientôt plus qu’un seul produit à consommer en masse.

Aux États-Unis, en 1951, Jack Kerouac rédige le mythique Sur la route [publié quelques années plus tard, ndlr]. La même année, en Argentine, Ernesto Guevara, alors jeune étudiant en médecine, grimpe sur une vieille Norton pétaradante. Il part à la découverte d’un continent, le sien. Bouvier est né en 1929, Kerouac en 1922, Ginsberg en 1926, Che Guevara en 1928. S’il est aussi l’héritier du Blaise Cendrars de Bourlinguer, Nicolas Bouvier s’inscrit pleinement dans son époque, porteuse d’un mouvement qui bouscule le confort dans lequel l’Occident s’est installé. Et si son intérêt pour l’écriture n’est plus à démontrer, son appétit pour l’image n’est pas moindre. Après tout, n’est-il pas parti avec Thierry Vernet dont les dessins illustreront le fameux Usage du monde, publié à compte d’auteur au retour ?

© Éliane Bouvier et Musée de l’Élysée, Lausanne / Fonds Nicolas Bouvier© Éliane Bouvier et Musée de l’Élysée, Lausanne / Fonds Nicolas Bouvier

© Éliane Bouvier et Musée de l’Élysée, Lausanne / Fonds Nicolas Bouvier

Aussitôt le périple initiatique entamé, Bouvier photographie ce que rencontre tout voyageur : des paysages, lui-même, son compagnon de route. L’autre, enfin. Dès les premiers tours de roue sur l’asphalte suisse, le jeune homme de 24 ans a perçu l’incomplétude des mots et des images. Il sait ce qui l’a lancé sur les routes, ce qui l’amène à écrire et à photographier : un tourment, une intranquillité qu’il nomme « l’insuffisance centrale de l’âme ». Un manque abyssal auquel seuls peuvent répondre l’écriture, la photographie et le voyage, réunis en un acte unique qui consiste à dévorer le monde pour échapper au naufrage et à l’abîme.

Un exercice de dilution que connaît bien l’auteur de ces lignes pour avoir mille fois ressenti l’abandon, le lâcher-prise. Un exercice d’effacement qui consiste à éparpiller des morceaux de soi au gré de la route, à en abandonner des bouts comme on se dépouille de loques trop longtemps portées, à les échanger au fil des voyages contre leur poids en mots et en images, convoquant régulièrement le souvenir de « l’usage » contre « l’usure », érigeant en règle une science foutraque inventée de toutes pièces par lui-même, la « routologie ». La définition en est simple : troquer la destination contre la déambulation, à l’image de la vie elle-même. En faire une fin en soi, seule à même de conjurer la mort ou plutôt d’en accepter l’augure.

Ce texte de Patrick Bard est à retrouver dans Fisheye #34, en kiosque et disponible ici.

© Éliane Bouvier et Musée de l’Élysée, Lausanne / Fonds Nicolas Bouvier

© Éliane Bouvier et Musée de l’Élysée, Lausanne / Fonds Nicolas Bouvier

© Patrick Bard / signatures© Patrick Bard / signatures© Patrick Bard / signatures

© Patrick Bard / signatures© Patrick Bard / signatures

© Patrick Bard / signatures

© Patrick Bard / signatures

Explorez
Marie Le Gall : photographier un Maroc intime
© Marie Le Gall
Marie Le Gall : photographier un Maroc intime
Absente depuis vingt ans, lorsque Marie Le Gall retourne enfin au Maroc, elle découvre un territoire aussi étranger que familier....
22 novembre 2024   •  
Écrit par Lou Tsatsas
Visions d'Amérique latine : la séance de rattrapage Focus !
© Alex Turner
Visions d’Amérique latine : la séance de rattrapage Focus !
Des luttes engagées des catcheuses mexicaines aux cicatrices de l’impérialisme au Guatemala en passant par une folle chronique de...
20 novembre 2024   •  
Écrit par Fisheye Magazine
Richard Pak tire le portrait de l’île Tristan da Cunha
© Richard Pak
Richard Pak tire le portrait de l’île Tristan da Cunha
Avec Les îles du désir, Richard Pak pose son regard sur l’espace insulaire. La galerie Le Château d’Eau, à Toulouse accueille, jusqu’au 5...
20 novembre 2024   •  
Écrit par Costanza Spina
It starts with an end : Edward Lane capture l’âme d’un village de Roumanie
© Edward Lane
It starts with an end : Edward Lane capture l’âme d’un village de Roumanie
« Il y a des endroits qui semblent exister dans un monde à part… » C’est en ces mots qu’Edward Lane présente Rachitele, le village...
18 novembre 2024   •  
Écrit par Lou Tsatsas
Nos derniers articles
Voir tous les articles
Jeanette Spicer : femme en trois corps
© Jeanette Spicer
Jeanette Spicer : femme en trois corps
Dans sa série au long cours To the Ends of the Earth, Jeanette Spicer a réalisé un projet ambitieux : capturer trois corps sur douze...
À l'instant   •  
Écrit par Hugo Mangin
Mame-Diarra Niang : photographe de l'évanescence
© Mame-Diarra Niang
Mame-Diarra Niang : photographe de l’évanescence
Remember to Forget, à la Fondation Henri Cartier-Bresson, est la première monographie française de Mame-Diarra Niang. Dans ses séries...
05 décembre 2024   •  
Écrit par Costanza Spina
Paris 2024 : Terrain de jeux pour les photographes
Sarah Aubel / Paris2024
Paris 2024 : Terrain de jeux pour les photographes
De l’émotion, du sport, un moment historique. Trois des 15 photographes commissionné·es par Fisheye Manufacture pour couvrir les Jeux de...
05 décembre 2024   •  
Écrit par Marie Baranger
Rebecca Topakian : le destin revisité de Dame Gulizar
Dame Gulizar and other love stories © Rebecca Topakian
Rebecca Topakian : le destin revisité de Dame Gulizar
Jusqu'au 21 décembre 2024, dans le cadre de PhotoSaintGermain et de Un Week-end à l'est 2024, Rebecca Topakian, photographe...
05 décembre 2024   •  
Écrit par Marie Baranger