« Charbon blanc » : Téo Becher, l’alchimiste des Alpes

25 mars 2022   •  
Écrit par Anaïs Viand
« Charbon blanc » : Téo Becher, l’alchimiste des Alpes

Direction les Alpes françaises, dans la vallée de la Maurienne, surnommée la « vallée de l’aluminium ». Entre 2016 et 2019, Téo Becher – artiste découvert en 2017, à l’occasion du prix photo La Gacilly x Fisheye – a choisi d’y questionner son rapport au paysage. Errance ou médiation, Charbon blanc propose aussi une formidable réflexion sur le devenir de la photographie documentaire. Car dans ce projet devenu ouvrage, Téo Bécher expose ses recherches expérimentales et révèle l’invisible avec délicatesse. 

Fisheye : Comment décrirais-tu ton approche photographique aujourd’hui ? 

Téo Becher : Mon travail reste ancré dans le documentaire dans la mesure où je m’intéresse au monde extérieur, à ce qui se passe autour de nous et je tente de donner une interprétation. Cependant, je m’éloigne de la notion d’image-document. Mes images se situent plutôt dans un entre-deux. Elles montrent une certaine réalité sans pour autant affirmer qu’il s’agit d’une quelconque vérité. Depuis quelques années, je m’intéresse aussi à la matérialité du support photographique. Il s’agit d’une tendance qui prend de l’ampleur aujourd’hui et qui semble être une réponse à la dématérialisation de plus en plus forte du 8e art. Comme s’il fallait reprendre les choses depuis le début pour bien comprendre ce qui nous arrive, interroger le médium en commençant par lui redonner une place dans le monde physique, voilà peut-être une piste.

Quelle a été la genèse de ce projet Charbon blanc ? Pourquoi cette épopée de l’aluminium et la vallée de la Maurienne ? 

J’entretiens un lien fort à cette région depuis mon enfance : une partie de ma famille y vit et j’y ai passé de nombreuses vacances. Quand la photographie est entrée dans ma vie, il a rapidement été question de capturer cet endroit. Mes études supérieures m’ont amenée à m’intéresser à des problématiques politiques autour du paysage, de la nature et de l’imagerie industrielle – filiation que je retrouve même jusque dans mon nom. Aller photographier ce paysage profondément modelé par cette industrie est apparu comme une évidence. Son histoire cristallise un certain nombre de mes intérêts politiques, philosophiques et visuels. En plus de cela, je mourrais d’envie d’aller immortaliser ces montagnes que je trouve si belles.

Comment décrirais-tu la vallée à quelqu’un qui n’y a jamais été ? 

La Maurienne est une vallée faite d’ambiguïtés. Je me suis intéressé à cette séparation entre le fond très exploité et la haute montagne qui la surplombe. Géographiquement, elle est aussi littéralement divisée en deux : la Maurienne et la Haute-Maurienne. Pour Charbon blanc, je n’ai photographié que la première partie où se concentrait la production d’aluminium. Lorsqu’on entre dans ce territoire, celui-ci est encore assez large, mais il se rétrécit rapidement et les montagnes qui le bordent deviennent de plus en plus hautes. Au niveau de Saint-Jean-de-Maurienne, il devient assez encaissé et de plus en plus étroit jusque Modane, où l’autoroute et la ligne de train actuelle virent vers l’Italie, via le tunnel du Fréjus. Après Modane, la route suit quelques lacets avant d’arriver sur une sorte de plateau. Ici, la vallée s’élargit et on atteint la Haute-Maurienne. Le chemin continue son ascension lente jusqu’à Bonneval-sur-Arc qui, malgré sa position en fond de vallée, se situe à environ 1800 mètres d’altitude. En hiver il s’arrête ici, en été il monte vers le col de l’Iseran – un des plus hauts cols d’Europe – puis continue sa boucle vers la Tarentaise.

Si la première section de la Maurienne est très occupée par l’humain – une autoroute, une ligne de train (et bientôt un TGV avec une grande gare internationale à Saint-Jean-de-Maurienne), les usines (aluminium, silice, produits chimiques, etc.) – la Haute-Maurienne constitue un pendant saisissant.

© Téo Becher© Téo Becher

Tu as travaillé trois ans sur ce sujet. Quel a été ton processus de création ? 

La phase de prise de vue a duré de janvier 2016 à octobre 2019. J’ai effectué de courts voyages d’une à quatre semaines maximum, environ tous les trois à quatre mois. Je me suis débrouillé pour me faire loger sur place et j’utilisais aussi un petit van aménagé où je dormais parfois plusieurs nuits d’affilée afin de rester au plus proche des endroits qui m’intéressaient. J’avais besoin de ces moments où je me plongeais dans l’ambiance et le paysage, et où je photographiais à l’intuition. Ces voyages étaient contrebalancés par des moments plus calmes où je découvrais les images chez moi, où je prenais le temps de les travailler, et de prendre le recul dont j’avais besoin. J’ai beaucoup aimé procéder de cette manière, même si cela demande aussi beaucoup de patience.

D’un point de vue plus technique, j’ai travaillé uniquement en argentique. D’abord beaucoup à la chambre – ce qui appelle à la patience aussi – puis surtout au moyen-format. J’aime faire tout moi-même. Alors, à partir de 2018, j’ai commencé à développer mes films couleur, ce qui a apporté une dimension expérimentale au projet – en écho à l’histoire industrielle de la vallée.

Concernant la fabrication du livre, nous avons décidé de travailler ensemble en 2019 avec Lucía Peluffo, et cela a duré environ deux ans. Nous avons choisi les papiers ensemble et imaginé une première maquette. Lorsque Lucía a mis sur pied la séquence du livre, j’ai été surpris de son excellente compréhension de mon travail. 

Quel rôle a joué la marche dans la mise en œuvre de ce projet ? 

Elle a joué un rôle essentiel dans ce travail. J’avais une envie intense de me retrouver au milieu du paysage, de l’arpenter au plus près. Peu de temps après le début de ce travail, on m’a parlé de celui du philosophe François Jullien sur la Chine. Dans Vivre de paysage, l’auteur remonte aux origines de ce concept en Europe et en Chine, et revient notamment sur l’idée du point de vue. Dans la conception occidentale aujourd’hui, le panorama se regarde de haut, on doit s’en détacher pour en voir son étendue, d’où notre obsession pour la perspective. Jullien oppose à cela la conception chinoise selon laquelle le paysage est davantage relié à un ensemble d’émotions et de ressentis et le spectateur (ou le peintre, car il parle surtout de la peinture) peut donc se retrouver au milieu d’une forêt ou au fond d’un vallon sans point de vue surplombant et malgré tout profiter de l’expérience de cet angle. Selon Jullien, en Occident, c’est la vue qui prime – un élément intéressant pour quiconque s’intéresse à ce genre de clichés.

La marche fut donc un moyen d’essayer de photographier à ma manière ces montagnes en m’aidant à poser un cadre théorique sur ma manière de travailler.

© Téo Becher© Téo Becher

Peux-tu nous parler de tes expérimentations sur le terrain ? 

De la même façon que j’ai souhaité me plonger dans ce paysage, j’ai eu envie d’y plonger mes films. Il existe un pan plus conceptuel à ce projet d’inspiration documentaire. Je l’explique d’ailleurs dans un texte publié à la fin du livre.

En réponse à la construction d’une ligne TGV Lyon-Turin – sur laquelle des géologues indépendants de l’université de Turin ont découvert des traces d’uranium et d’amiante –  j’ai enterré des plans-films positifs 4×5” le long de la vallée de la Maurienne. La radioactivité fut mise à la connaissance de tous par Pierre et Marie Curie, avec le concours du physicien Louis Becquerel. Ce dernier, utilisant du papier photosensible, avait entamé des recherches sur les sels d’uranium et la phosphorescence. Disposant ces sels sur ce papier emballé préalablement dans une feuille opaque, il plaçait le tout à la lumière du soleil. À l’époque, on pensait que les rayons déclenchaient la phosphorescence de l’uranium et étaient donc responsables de son émanation. Mais un jour d’hiver parisien, le ciel était gris et Louis Becquerel décida d’attendre une météo plus clémente pour poursuivre ses expérimentations. Par curiosité, il développa le papier quelques jours après, sans que celui-ci n’ait été exposé au soleil, et s’aperçut que l’uranium l’avait quand même exposé. Il en déduit que celui-ci dégageait un rayonnement de lui-même.

J’ai découvert cette histoire magnifiquement racontée par Jean-Claude Ameisen dans l’émission de France Inter Sur les épaules de Darwin, et j’ai voulu recréer le geste de Becquerel afin d’évoquer le risque environnemental que représente la construction de cette liaison TGV dont le tunnel principal sera le plus long du monde avec 57,5 kilomètres.

Ce qu’on voit sur les images n’est bien évidemment pas des traces de radioactivité (ou peut-être le sont-elles ?), mais plutôt la réaction de la matière photosensible à son environnement, à l’humidité et aux changements de température – car les plans-films sont restés enterrés selon des périodes d’un mois et un an et demi environ. J’aime ce rapport fictionnel à l’image et à la science, cela nous rappelle peut-être que tout est une histoire qu’on se raconte.

Un protocole par lequel tu essayes de « laisser la parole au paysage »… Et toi, qu’aimerais-tu entendre du paysage ? 

Cette démarche découle de ma volonté de placer la montagne comme personnage principal du récit. Pour être honnête, je ne sais pas très bien ce que je voudrais entendre du paysage. Mais je sais qu’il dit plutôt ce qu’on lui fait dire. Même si j’avais envie de lui donner la parole, c’est toujours moi qui fais les choix. Alors, qui parle : lui ou moi ?

Tu ne donnes pas à voir de présence humaine, pourquoi seulement la suggérer ?  

Dès le départ, je sentais que ce projet serait plus tourné sur le paysage en lui-même que sur l’humain. J’avais comme un impératif de rendre hommage à cette vallée. Même si mon travail se concentre sur le panorama, je pense qu’il est éminemment humain dans le sens où il s’intéresse avant tout à la place de l’être dans son environnement, aux interactions et interconnexions entre les deux.

Pourquoi donc seulement suggérer sa présence ? Je crois que ça a simplement été l’angle que j’ai choisi au départ – ou plutôt qui s’est imposé à moi – et qui m’a semblé juste. Il faut ajouter que je suis très timide lorsqu’il s’agit de photographier des individus, c’est quelque chose de très peu évident pour moi. Cela dit, j’y travaille et j’ai d’ailleurs commencé une série en duo avec Solal Israel où la place du portrait est beaucoup plus importante que dans mes œuvres précédentes.

© Téo Becher© Téo Becher

Peux-tu commenter la première image de ton livre, un gros plan représentant une petite zone enneigée en pleine montagne ?

La première image est une suggestion de Lucía Peluffo qui s’est aussi occupée du graphisme, de la maquette et du suivi de production. Pour moi, elle fait référence à la manière de travailler que j’ai voulu développer : tenter d’être au plus près du paysage. Dans les représentations collectives, les montagnes sont souvent dépeintes comme écrasantes, gigantesques et lointaines, avec des vues plutôt horizontales, car c’est notre manière de les voir. J’avais envie de me plonger au cœur de ces massifs et d’y chercher des détails. Par ailleurs, on peut certainement voir une sorte de fragilité avec ce petit morceau de neige résistant à la fin de l’hiver, comme une sorte d’allégorie plus large de tout le milieu montagnard en proie au réchauffement climatique.

Et peux-tu nous expliquer le titre, Charbon Blanc ?

Le titre provient de la façon dont a été nommée l’hydroélectricité au début de son utilisation. Vers la fin du 19e siècle, quasi toute l’industrie était propulsée grâce au charbon, la houille noire. Lorsque Paul Héroult met au point l’électrolyse en 1886, l’aluminium devient l’une des premières industries alimentées avec de l’électricité produite à la force de l’eau. La Maurienne avait d’ailleurs été choisie (entre autres) pour cette raison : une rivière assez puissante et encaissée. On commença alors à y faire référence comme la houille blanche – blanche, en rapport avec l’écume de l’eau activant les turbines des centrales installées le long de la vallée de la Maurienne. Le charbon blanc fit donc son arrivée, en opposition au charbon noir classique.

Ce projet se lit-il comme un hommage à dame nature ou un cri d’alarme ? 

Ni l’un ni l’autre je crois ! J’avais dans l’idée de rendre un certain hommage à ces montagnes au début du projet, mais finalement qui suis-je pour faire cela ? Elles existent et existeront avec ou sans moi… Par contre, c’est un hommage intime à ce lieu où nous passions nombre de vacances familiales. Cet ensemble de choses qui constitue cet endroit m’a fait aimer le massif très profondément.

Pas cri d’alarme non plus, car je n’entends pas donner des leçons, ni émettre un jugement. C’est plutôt un constat : le milieu montagnard en Maurienne est ainsi aujourd’hui, le paysage s’en retrouve marqué, et notre représentation de ce qu’est la montagne a par conséquent évolué dans ce sens. Alors, certes, comme toute industrie, l’aluminium a pollué ces espaces et les pollue toujours. Ce qui m’intéresse profondément est autre part : c’est vraiment la relation entre l’individu et son milieu, l’interdépendance qui les lie et qui fait que vivre à cet endroit est une expérience particulière.

Ce travail et ce livre sont d’abord ma manière de voir cet espace, ensuite je laisse au lecteur toute la liberté d’interpréter cet ensemble. Tout cela est assez complexe, comme l’est le paysage et toutes les relations que les humains entretiennent avec lui.

© Téo Becher

À qui s’adresse cet ouvrage ? 

Ce livre s’adresse bien sûr à celles et ceux qui s’intéressent à la photographie et à la montagne. Mais j’espère aussi qu’il puisse toucher les personnes pour qui les questions de rapport au paysage et à la nature valent la peine d’être explorées.

Trois mots pour décrire ton livre ? 

Twin Peaks, présence, traversée.

Un dernier mot ?

J’exposerai ce projet dans le cadre des Boutographies, à Montpellier, du 7 au 29 mai. Des signatures sont également prévues à Arles, cet été. Il y aura aussi une exposition, dans une version expérimentale, à venir à Bruxelles en septembre. Certaines choses restent à préciser. Affaire à suivre !

Charbon Blanc, Le bec en l’air, 30€, 108 p.© Téo Becher© Téo Becher

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