Entre l’immensité de l’espace et la représentation intimiste du corps, la photographe française Chloé Tocabens fait dialoguer, dans Corps Sombre et Unoïse, explorations scientifiques et introspection. Une œuvre poétique, où l’abstrait devient un outil pour mieux délimiter – et repousser – les frontières de notre monde. Entretien.
Fisheye : Qui es-tu, Chloé ?
Chloé Tocabens : Née à Toulouse en 1993, j’y ai réalisé la plus grande partie de mes études en mécanique théorique. Je me suis installée à Paris en 2015 pour terminer mon master de recherche aux Arts et Métiers de Paris. J’ai ensuite entrepris divers projets et petits boulots qui n’étaient pas reliés à l’univers scientifique. À travers les librairies, j’ai finalement découvert le monde du livre, et j’en ai fait mon métier pendant deux ans.
Comment la photographie est-elle entrée dans ta vie ?
Vers l’âge de onze ans, mon père m’a offert un Polaroid Bugs Bunny. Grâce à lui, j’ai imaginé mes premières images et mises en scène d’enfant. Dès lors, je n’ai cessé de capturer mon monde. Si j’ai longtemps été autodidacte, j’ai cherché à étoffer ma pratique et mes connaissances en arrivant dans la capitale. J’ai notamment participé à des ateliers de tirages de photographie argentique grâce à la mairie de Paris. En parallèle, j’ai continué de créer, d’écrire des séries, de tâtonner, de me perfectionner, de rencontrer d’autres auteurs… C’est en 2020 que je me suis sentie prête à devenir « professionnelle » et j’ai intégré le Bachelor de l’EFET, d’où je suis sortie diplômée. En 2021, j’ai aussi eu la joie d’être finaliste au Prix Picto de la Mode !
Tes séries Corps Sombre et Unoïse sont-elles représentatives de ton travail ?
C’est intéressant, justement, parce que si j’aime beaucoup travailler à l’argentique, j’ai choisi de réaliser ces deux projets en numérique. Dans ces travaux, je cherche à représenter le cosmos, et mettre en lumière l’immatérialité des choses : pour moi, seul le boîtier numérique avait la capacité de saisir l’insaisissable.
Le recours au numérique a-t-il apporté autre chose à ton œuvre ?
Son immédiateté a beaucoup facilité mon travail avec ma modèle, Eloïse. Celle-ci n’est pas tous les jours devant un objectif, et en lui montrant directement les images sur l’écran, j’ai pu la guider plus facilement. De plus, j’ai besoin de ce support visuel pour approfondir mon image, la moduler et la retravailler, car je cherche avant tout à la rendre esthétique.
Que souhaites-tu donner à voir à travers tes créations ?
J’essaie de reconstituer mon monde intérieur, ma perception des choses. Pas au sens physique, mais plutôt en termes de sensations – qu’il s’agisse de mon rapport à l’univers ou de ma relation à mon corps de femme. Les contours de ce monde sont toujours flous, et j’ai souvent une mauvaise perception de ce corps, il me semble souvent étranger, comme éloigné de ma propre personne. Aussi, je m’oriente vers l’abstraction, l’onirisme ou la projection sur une autre femme. Cela me permet d’aller explorer les contours de cette silhouette qui m’échappe.
Et qu’en est-il de la science, ton premier amour ?
J’ai cette même impression au sujet de l’astronomie, car j’ai longtemps pensé que la science pouvait tout expliquer. Pourtant, nombreuses sont les questions qui restent sans réponse… C’est dans ces vides et ces mystères que j’essaie d’inscrire mes images. Dans ce monde, je me laisse guider par mes sens, mes perceptions, et par le corps qui me fait office de boussole. Il est donc important pour moi que l’on soit un peu perdu·e dans ces images, ou qu’elles nous échappent, parfois. Comme notre relation au monde n’est pas une science exacte, j’avais envie de laisser une place à l’inexplicable.
C’est pour ça que tu t’éloignes d’une représentation « réaliste » du monde ?
Les sujets que je choisis d’aborder – autour de l’astronomie, de la matière noire, de l’expansion de l’univers, etc. – sont des concepts qu’il est parfois difficile de s’imaginer. Ce sont des choses si lointaines pour nous, au quotidien, que j’éprouve le besoin de créer des images éloignées d’une quelconque « réalité ». En parallèle, ce que ces concepts suscitent comme émotions ou sensations dans mon propre corps est également quelque chose de difficile à exprimer. J’ai donc besoin de les projeter sur un support éloigné de notre environnement, comme on le perçoit tous les jours. Finalement, je pense qu’il s’agit d’une manière de me réapproprier le monde.
Pourquoi faire dialoguer ces deux dimensions : l’intime et le corps, et la science et le monde ?
Mes thématiques gravitent en effet toujours naturellement autour de l’Univers et du corps de la femme. La photographie me permet en fait de renouer avec l’une de mes premières passions : l’astronomie. L’espace n’a jamais cessé de m’émerveiller, et c’est de cette fascination que sont nées Corps Sombre et Unoïse. À travers ces projets je m’interroge – plus généralement – sur la représentation, qu’il s’agisse de concepts physiques ou de corps. Le corps féminin est omniprésent dans nos sociétés contemporaines, et nous sommes en permanence confronté·es à lui. Créer mes propres représentations me permet de mieux appréhender la matérialité de mon propre corps, et de son image.
Comment se sont passés tes échanges avec ta modèle ?
J’aime d’abord commencer à travailler seule, en suivant une intuition, une sensation, un concept qui me fascine. Je documente ensuite, jusqu’à me sentir « prête ». C’est pendant la prise de vue que je travaille véritablement avec mes modèles. Eloïse s’est avérée être une grande source d’inspiration ! Il s’agissait d’un travail d’équipe, car bien que j’aie « écrit » mes images avant, j’ai passé du temps à chercher et explorer des pistes en rebondissant sur ses propositions. Le processus est long… Heureusement, elle est d’une grande patience !
Quelles sont tes influences ?
La période surréaliste m’a beaucoup inspirée. J’ai une affection particulière pour l’artiste Dora Maar. Il y a, dans ses œuvres, un rapport au rêve, à l’inconscient et au difficilement palpable qui me fascine. La photographie de Duane Michaels me parle également beaucoup, notamment sa capacité à tisser des histoires. Tout comme Tim Walker, chez qui on retrouve des personnes qui pourraient venir d’une autre planète !
Je ne peux pas non plus oublier Céleste Boursier-Mouguenot, dont les œuvres m’ont poursuivie. J’ai eu le plaisir de découvrir son travail au Musée des Abattoirs, à Toulouse en 2014, puis de le retrouver au Palais de Tokyo et à la Biennale de Venise l’année suivante. Il réalise des œuvres immersives où le rapport matérialité/immatérialité est passionnant.
Vas-tu poursuivre ces explorations ?
Oui, je commence en ce moment un nouveau travail sur ces mêmes thématiques, mais dans une esthétique plus colorée !
© Chloé Tocabens