Chorégraphie de la matière

16 janvier 2023   •  
Écrit par Anaïs Viand
Chorégraphie de la matière

Dans Ex Materia, la photographe française Eleonora Strano capture l’invisible près de 40 ans après l’accident de Tchernobyl. Une fiction où le sublime l’emporte sur les questions laissées sans réponse.

« Une bataille »

. Une bataille pour la survie à l’ère nucléaire. C’est ainsi qu’Eleonora Strano définit son projet intitulé Ex Materia. Près de 40 ans après la catastrophe nucléaire de Tchernobyl, la journaliste, enseignante et photographe revient sur les terres de son enfance, dans le sud-est de la France, pour étudier l’altération du paysage et sculpter le réel. « C’est en faisant des recherches que j’ai découvert la série de Robert Adams intitulée Our Lives and our children. Il y documente l’Amérique dans le prisme de la potentielle catastrophe nucléaire (lui-même marqué par un incident nucléaire dans les années 1970). Il y photographie des Américains sortant d’un supermarché à proximité d’une centrale nucléaire dont la présence n’est jamais montrée. Comme le photographe américain, j’ai en moi l’écho de la catastrophe nucléaire. J’avais six ans quand je m’y suis confrontée pour la première fois. J’ai des souvenirs vagues de cet épisode : je me souviens surtout de la tension qui a, quelques jours, occupé toute la place dans les conversations des adultes. C’est resté en moi comme un point de basculement. Je l’analyse aujourd’hui comme l’une des premières réalisations de l’existence de l’anthropocène. Une prise de conscience écologique si l’on veut. » Dans cette nature menacée, l’espèce humaine apparaît comme désorientée… Eleonora Strano illustre ici une dualité intéressante : l’existant, bien que fragile, est aussi une matière à créer la vie.  

Montrer sans montrer 

La réalité ? Elle est un objet de rêverie pour Eleonora Strano. Mieux encore, elle est l’une des matières qu’elle aime le plus travailler. « Je ne ressens plus le besoin de courir le monde, mais je trouve dans ce qui m’environne une forme modulable à l’infini. Aujourd’hui, je suis plus attentive à la forme de l’image, à son rendu, à l’objet photographique, précise-t-elle. Il n’existe aucune réalité définie sur les conséquences des retombées du nuage de Tchernobyl. Même s’il y avait une volonté politique de répondre à toutes ces questions laissées sans réponse, il faudrait comparer les sols à des sols dont on serait sûrs qu’ils soient vierges de toute retombée radioactive. Ce qui, aujourd’hui, est impossible, même avec la meilleure volonté du monde ». Mais alors, comment montrer l’invisible ? « Le biais utilisé par Robert Adams pour créer de la tension sans photographier l’objet de son inquiétude m’a beaucoup influencée dans ma manière d’essayer de montrer sans montrer. Le noir et blanc semblait le plus adapté à cette dualité entre beauté de la nature et présence sombre de la radioactivité. J’ai également été influencée par l’autoradiographie, un procédé d’imagerie scientifique qui permet, cette fois, de rendre bien visible la radioactivité. C’est ce procédé qu’a utilisé le photographe japonais Masamichi Kagaya pour révéler la radioactivité sur des objets récoltés à Fukushima. On y voit apparaitre la radioactivité par tache blanche. » Avec Ex-Materia, l’artiste signe une fiction dansante où la vie humaine et la nature ne font qu’un. Un équilibre dans le déséquilibre.

 

© Eleonora Strano

© Eleonora Strano

 

© Eleonora Strano

 

© Eleonora Strano

© Eleonora Strano © Eleonora Strano

 

© Eleonora Strano

© Eleonora Strano

Explorez
Florescence : Étienne Francey cultive son jardin imaginaire
Croissant de lune © Etienne Francey
Florescence : Étienne Francey cultive son jardin imaginaire
La Fisheye Gallery accueille le jardin imagé du photographe suisse Étienne Francey du 6 mars au 5 avril 2025. Intitulée Florescence...
01 mars 2025   •  
Écrit par Marie Baranger
Le PhotoVogue Festival 2025 met la photographie de mode au service de la nature 
© Fee Gloria Groenemeyer
Le PhotoVogue Festival 2025 met la photographie de mode au service de la nature 
Du 6 au 9 mars 2025, le PhotoVogue Festival présentera sa 9e édition à Milan. Fidèle à son approche de la photographie de mode...
27 février 2025   •  
Écrit par Apolline Coëffet
La sélection Instagram #495 : lumière du jour
© Karin Noguchi / Instagram
La sélection Instagram #495 : lumière du jour
Les artistes de notre sélection Instagram de la semaine poursuivent le rayon lumineux du soleil. Celui qui aveugle, celui qui réchauffe...
25 février 2025   •  
Écrit par Marie Baranger
A Lost Place : Aletheia Casey évoque le traumatisme des feux australiens
© Aletheia Casey
A Lost Place : Aletheia Casey évoque le traumatisme des feux australiens
À travers A Lost Place, Aletheia Casey matérialise des souvenirs traumatiques avec émotion. Résultant de cinq années de travail...
21 février 2025   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Nos derniers articles
Voir tous les articles
Aude Osnowycz dépeint une jeunesse queer et combattante en Géorgie
Andro Dadiani de la série Georgia : youth on the front line © Aude Osnowycz
Aude Osnowycz dépeint une jeunesse queer et combattante en Géorgie
À l’aune des élections présidentielles en Géorgie, la photojournaliste Aude Osnowycz met en lumière une jeunesse queer et engagée...
Il y a 7 heures   •  
Écrit par Marie Baranger
Photographie post-mortem : pont sensible entre vivant·es et défunt·es
© Hervé Bohnert. Exposition Les Immortels à la librairie Alain Brieux, photographe non identifié, sans titre, vers 1860.
Photographie post-mortem : pont sensible entre vivant·es et défunt·es
Le livre Posthume rassemble une centaine de clichés de défunt·es et d’objets funéraires issus de la collection de l’artiste Hervé...
06 mars 2025   •  
Écrit par Ana Corderot
Fisheye x La Poste : les noms des trois lauréats viennent d’être révélés !
© Alexis Barbe
Fisheye x La Poste : les noms des trois lauréats viennent d’être révélés !
La Poste vient de révéler les noms des trois lauréats de son grand concours. Celui-ci invitait les photographes à immortaliser leur...
05 mars 2025   •  
Écrit par Fisheye Magazine
François Prost : cartographie japonaise des temples de l'amour
Love Hotel © François Prost
François Prost : cartographie japonaise des temples de l’amour
François Prost décline une collection photographique de façades kitsch et extravagantes des love hotels, lieux de plaisir charnel...
05 mars 2025   •  
Écrit par Marie Baranger