Photographe poète et vagabond, c’est en Iran que Matthieu Chazal a réalisé ces Chroniques. Un recueil d’errances capturées en noir et blanc et à l’argentique, figeant ses impressions d’un territoire aussi beau que mystérieux. Au cœur de ce pays qui intrigue, il explore, et aborde différents thèmes, notamment la division genrée de l’espace public. Un périple solitaire, qui nous arrache à la routine du quotidien. Entretien.
Fisheye : Comment te décrierais-tu ?
Matthieu Chazal : Je suis photographe et voyageur, alors, avec la pandémie, je suis devenu un photographe au ralenti, comme beaucoup d’autres.
Pourquoi t’es-tu tourné vers la photographie ?
J’ai commencé la photo sur le tard, lorsque j’avais une trentaine d’années. Ce qui m’a amené à elle ? C’est surtout l’envie d’aller à la rencontre du monde. J’ai d’abord fait quelques années de journalisme, au quotidien Sud Ouest, dans ma région natale. J’ai quitté le journal et les vallons aquitains pour réaliser de « grands reportages », comme on dit, en Afrique de l’Ouest, notamment. J’avais embarqué une caméra vidéo, à l’époque, que j’ai vite échangée contre un appareil photo. Cet outil léger, discret, assez facile d’utilisation est ainsi devenu mon compagnon de route.
Que captures-tu ?
Mon approche est à la fois documentaire et personnelle. J’essaie de développer des images qui suggèrent plus qu’elles n’informent, qui sont plus évocatrices que descriptives. Je ne couvre pas de sujet à proprement parler ni ne m’attache à des personnages en particulier. Plutôt, j’explore, des Balkans au Moyen-Orient, des territoires aux racines multiples. Je rencontre les diverses communautés qui y vivent et aborde différents thèmes – l’identité, la mémoire, la migration – qui agitent et ont agité cette région du monde, aujourd’hui, comme dans l’antiquité.
Tu es diplômé en géographie, philosophie et journalisme. En quoi tes études ont influencé ta manière de travailler ?
La géographie, c’est la rencontre première du voyageur avec un territoire et ses paysages. Elle forge les modes de vie et les tempéraments de celles et ceux qui l’habitent : les hommes du littoral ne sont pas ceux du désert, ceux du plateau ne sont pas ceux de la vallée… La géographie convoque, en parallèle, immédiatement l’histoire : j’ai découvert l’Antique, Troie, Pergame ou Tyr, en Turquie et au Liban, l’Arménie sur le plateau anatolien, l’Empire ottoman dans les Balkans… En Iran, Persépolis, la capitale de l’Empire perse conquise par Alexandre le Grand, illustre bien ces lieux de confluences, d’échanges autant que de luttes culturelles.
La philosophie vient nourrir les réflexions autour de ces thèmes, apportant bien souvent plus d’interrogations que de réponses. Le journalisme intervient quant à lui lorsque l’actualité s’invite dans mes voyages, ou lorsque je vais m’y confronter – comme dans les Balkans avec la crise migratoire, ou en Irak et en Syrie, avec la lutte contre l’État islamique. Là, le journalisme donne des clés pour essayer de déchiffrer l’histoire en cours.
Comment est née la série Chroniques d’Iran ? Pourquoi ce pays t’a-t-il intéressé ?
L’Iran est voisin de la Turquie, qui est un pays que je connais très bien. Quand on voyage jusqu’au mont Ararat, dans les confins orientaux de l’Anatolie, l’Iran est là, proche, fermé, mystérieux, donc extrêmement désirable. Ce pays véhicule pas mal de fantasmes, et un peu de crainte : on y arrive sur la pointe des pieds, car les autorités sont assez suspicieuses à l’égard des voyageurs occidentaux munis de boîtiers. C’est une plongée dans l’inconnu d’un grand pays – presque trois fois la France ! – avec une mosaïque de paysages et de peuples : Turkmènes, Azéris, Kurdes arabes…
Dans différentes villes du pays, j’ai assisté à la célébration religieuse de l’Achoura, aux rituels et aux processions qui se déroulent pendant le mois de Mouharram… Au fil de ces découvertes, se sont alors dessinées ces Chroniques autour de la fièvre religieuse, de la séparation des sexes et de la pression qu’exerce le régime des mollahs dans l’espace public.
Tu as documenté la division genrée de l’espace public dans cette série. Pourquoi ce sujet en particulier ?
Le sujet s’est imposé de lui-même. La division des genres dans l’espace public saute aux yeux dès les premiers pas dans ce territoire. Dans les transports en commun d’abord, des espaces sont strictement dédiés aux deux genres. Et puis il y a peu de lieux où femmes et hommes peuvent se rencontrer, les cafés sont rares et surveillés, peu d’occasions pour les corps de se rapprocher, peu d’amoureux sur les bancs publics… Sur les plages de la Caspienne ou du golfe Persique, le contraste est saisissant : les hommes se baignent et dorent au soleil tandis que les femmes vont timidement à l’eau, habillées…
Lors de célébrations religieuses telles que l’Achoura, il y a d’un côté les fidèles hommes, de l’autre, les fidèles femmes, sous l’œil vigilant des Gardiens de la Révolution. C’est dans l’espace privé, à la maison, derrière les rideaux toujours tirés, que les femmes tombent le voile. Mais dès qu’elles doivent ressortir de chez elles, elles arrangent nerveusement leur tenue qui ne doit pas mettre leurs formes en valeur et réajustent sans cesse leur voile.
Quels autres thèmes as-tu également explorés ?
Cette série évoque la séparation du corps. Elle fait écho à l’un des thèmes majeurs que j’explore, d’une manière générale, dans mes Chroniques : celui de la frontière. La frontière en tant que seuil, ouverte ou fermée – un pont qui relie ou un mur qui sépare.
Qu’as-tu retenu de tes voyages là-bas ?
Je me suis rendu cinq fois en Iran, souvent lors de voyages d’un mois, soit autant de temps que mon Visa me permettait de rester. Ce que je retiens ? La beauté du pays et la grande hospitalité de ses habitants. Mais il y a aussi ce régime autoritaire qui pèse sur toute la société. Presque tous les Iraniens voudraient changer de régime, mais par des réformes, plutôt qu’une révolution. Car la répression est violente, intraitable. Les Gardiens de la Révolution sont partout, ils instaurent un climat de peur. À cela s’ajoute l’embargo économique qui étrangle les habitants dans leur vie quotidienne. Alors, il y a une sorte de renoncement, et ceux qui peuvent partir partent.
Pourquoi ce choix du noir et blanc ? Et de l’argentique ?
Il s’agit d’une esthétique assumée. Le noir et blanc et l’argentique apportent aussi aux images un côté intemporel. J’essaie de donner au récit la forme d’un conte plutôt que celle d’un reportage.
Quelles œuvres t’inspirent, en voyage ?
Dans la composition d’un récit photographique, le travail de l’écrivain ou du poète inspire. Comme Nicolas Bouvier qui raconte, dans L’Usage du monde, son périple entre la Yougoslavie et l’Afghanistan. Le livre est rédigé une dizaine d’années après le voyage, et aux notes prises pendant ses pérégrinations se mêlent souvenirs et imagination… Je pense également à Hérodote, qui met l’altérité au cœur de ses Enquêtes, car lorsqu’on voyage d’Athènes à Persépolis, on met un peu ses pas dans les siens.
Il y a aussi le cinéma : les grandes fresques de Stanley Kubrick, Barry Lyndon, surtout, ses compositions au cordeau ainsi que les longs plans du réalisateur turc Nuri Bilge Ceylan.
Et en photographie ?
Je pense toujours aux photographes voyageurs : Josef Koudelka et Robert Frank, Klavdij Sluban en mer Noire, Vanessa Winship au Caucase et aux Balkans, mais aussi au travail de Jason Eskenazi, l’un de mes compagnons de route.
Le terme « chroniques » évoque l’errance d’un projet au long cours, comment les as-tu travaillées ?
Cela fait quelques années que je fais des va-et-vient entre les deux rives du Bosphore lors de voyages qui durent plusieurs mois. Je suis assez mobile et quitte souvent les grandes villes pour des villages et des villes de province. Je vis des alternances de temps forts et de temps faibles – de l’errance, de l’attente. L’occasion de traquer en chemin des hasards, des scènes ordinaires prises à la volée, des presque rien. La poésie de la vie quotidienne ponctuée par des célébrations païennes ou religieuses, des commémorations, des mariages ou des funérailles… Tous ces événements qui rassemblent, tracent mon itinéraire et lui donnent son rythme.
Comment ce projet va-t-il se clôturer ?
Je travaille à la publication d’un livre qui réunira des photos issues de ces Chroniques d’Iran, du Moyen-Orient, des Balkans, du Caucase. Il manque encore des pièces au puzzle que je projette d’aller chercher prochainement. J’espère surtout me remettre en mouvement après tant de temps d’immobilité, due à la pandémie.
© Matthieu Chazal