Jusqu’au 18 juin, le Hangar, centre d’art installé à Bruxelles, propose deux expositions distinctes. Trance’n’dance offre une rétrospective inédite du travail de la photographe espagnole Isabel Muñoz. Un ensemble qui sonde les expressions de notre humanité. Avec Louise Bourgeois : Intimate Portrait, Jean-François Jaussaud nous convie à partager un peu de la célèbre artiste franco-américaine.
Après deux années où la culture a été placée sous perfusion, Fisheye vous invite à traverser la frontière franco-belge dans un printemps en forme de renaissance. C’est dans le calme du quartier du Châtelain, à Bruxelles, que se loge un jeune centre d’art, Hangar. Créé sous l’impulsion de Rodolphe de Spoelberch et dirigé par Delphine Dumont (fondatrice du PhotoBrussels Festival), ce lieu initialement tourné vers toutes les expressions contemporaines prend, en 2020, un virage exclusivement photographique. Ouvert à toutes les formes et sensibilités de l’image, sans restriction de genres, de territoires ou d’utilisations du médium, le centre offre une programmation de qualité accessible à tous les publics.
Cet écrin moderne dévolu au 8e art affiche jusqu’au 18 juin deux expositions distinctes. Ce qui les rattache ? Sans nul doute l’humanisme sincère qui transparaît dans les œuvres des artistes présentés. La première est dédiée à la photographe et vidéaste espagnole, Isabel Muñoz. Sous le titre bien choisi Trance’n’dance, Hangar a réuni sur deux étages les travaux que cette dernière a réalisés au cours des dix précédentes années. La seconde, nichée au troisième niveau du bâtiment, est consacrée aux photographies de Jean-François Jaussaud et à la relation particulière qu’il a entretenue avec la célèbre créatrice française, naturalisée américaine, Louise Bourgeois.
© Isabel Muñoz
La portraitiste du corps
Dès qu’il pénètre dans la première salle d’exposition, le spectateur se retrouve plongé dans l’univers d’Isabel Muñoz. Celle qui est connue comme la « portraitiste du corps » et du mouvement reste fidèle à cette description. L’humain, mais aussi son environnement, sont au cœur de ses expérimentations nourries par sa curiosité. Pour déployer toutes les recherches menées par l’artiste espagnole, Trance’n’dance se divise en trois parties qui explorent chacun des aspects de notre condition commune. Pour commencer, rien de mieux que de partir des origines. C’est vers celles-ci que le premier chapitre, Inmanencia, se tourne.
« J’essaye de photographier les sentiments, ce qu’on ne voit pas avec les yeux, explique Isabel Muñoz, photographier le corps c’est un prétexte pour parler de tout le reste, et pour cela, j’ai besoin de revenir aux origines primitives. » Malicieusement et intelligemment, cette première section s’ouvre par une série de clichés de grands singes. Si la référence à nos lointains cousins peut prêter à sourire, il convient de s’arrêter un instant devant ces étranges portraits. Dans cet album de famille animal, nous pouvons déceler dans leurs postures tout ce que ces primates nous ont légué. « Les singes ont des sentiments, dit la photographe. Ils peuvent être jaloux, généreux, en colère. Ils peuvent aussi changer de statut, passer du rôle de mâle alpha à celui de mère. »
© Isabel Muñoz
Un ballet aquatique
Cette partie de l’exposition, la plus fournie, nous emmène aux quatre coins du monde. Elle révèle les spécificités de communautés et de coutumes méconnues qui tentent de relier leurs êtres à la terre nourricière et au divin. Des danseurs boliviens recouverts d’argile aux hijeras Indiennes, incarnations du troisième sexe et reconnues dans leur pays, en passant par les danseurs de butõ, art traditionnel, subversif et contestataire japonais (dont une remarquable représentation a été donnée par Uiko Watanabe à l’occasion du vernissage), Inmanencia dessine une cartographie alternative et personnelle des différentes quêtes d’essentiel.
Mais Trance’n’dance ne se limite pas à sonder l’origine de l’humanité. Soucieuse des dérèglements écologiques, Isabel Muñoz a également voulu questionner et alerter le public sur ces enjeux fondamentaux. La seconde partie intitulée Agua, par laquelle se poursuit l’exposition, traite de ce sujet ô combien actuel ! Pour exemple, cette série d’images sous-marines, réalisée avec le concours de modèles engagés dans la protection des océans, dénonçant la pollution de la Grande bleue. À la légèreté des corps pris dans un ballet aquatique s’oppose la tension émanant des carcans de plastique qui les capturent et entravent leurs mouvements. Une façon féérique et lumineuse de nous prévenir des jours sombres qui nous attendent si nous n’agissons pas vite.
© Isabel Muñoz
L’amour partout
Pour terminer le parcours Trance’n’dance, une dernière salle, réservée à un public averti, rassemble trois séries impressionnantes sous le titre Extasis. Ici, la photographe a dirigé son objectif vers celles et ceux qui transforment leur souffrance en énergie et source de plaisir, et atteignent ainsi un état de transe. Une fois de plus, le Japon qu’elle affectionne est représenté par le shibari, une technique du bandage. À l’origine utilisé lors de châtiment, il est devenu au 20e siècle un art lié à l’érotisme dans un rapport dominé/dominant consenti et subtil. Nous découvrons également des séances de suspension corporelle ou encore ces portraits spectaculaires d’adeptes du taoïsme s’infligeant des mutilations rituelles pour entrer en connexion avec leurs divinités.
Comme le dit Isabel Muñoz au sujet de cette section de l’exposition : « Ce que tu vois dans l’image est la douleur. La douleur est un acte d’amour. Je cherche l’amour partout. C’est ça qui me fait vivre. » Et c’est ce qui fédère ce corpus d’œuvres de prime abord très distinctes : l’amour de l’artiste pour son sujet et ses semblables. Dans une démarche à la fois méthodique et honnête, Isabel Muñoz pose, sans jugement, un regard humaniste et profond qui traduit par le sensible toute la bienveillance, mais aussi les inquiétudes qui l’habitent. Une rétrospective exceptionnelle qui confirme la réputation du Hangar comme lieu de référence de la photographie à Bruxelles et ne laissera pas le visiteur indifférent.
© Isabel Muñoz
Intime Louise Bourgeois
L’ultime étage du Hangar nous conduit dans une exposition plus intimiste, mais tout aussi remplie d’affect. Dans Louise Bourgeois : Intimate Portrait, Jean-François Jaussaud dresse un portrait tout en tendresse de l’artiste franco-américaine. La sculprice, plasticienne et peintre est une figure majeure de l’art du siècle passé jusqu’à nos jours. C’est en 1995 que le photographe français fait la connaissance de Louise Bourgeois. Commence une histoire qui durera plus de dix ans. « J’étais venu la photographier dans son atelier, se souvient Jean-François Jaussaud. D’emblée elle m’a dit : “Si votre travail ne me plaît pas, je vous préviens, je détruis tout”. Deux jours plus tard, je suis repassé la voir pour lui présenter mes clichés. Elle les a aimés et à partir de ce moment, j’ai eu carte blanche et je pouvais revenir quand je voulais ».
Doucement, la confiance s’installe. De l’atelier de Louise Bourgeois à Brooklyn, le photographe accède peu à peu à sa maison de Chelsea, à l’ouest de Manhattan (New York). Là, il découvre un lieu nouveau, tout autant investi par ses recherches et son art. Partout, sur les tables et les murs, celle qui a puisé dans son enfance la richesse créatrice de sa vie d’adulte, exprime son intériorité. Pourtant, une pièce reste longtemps interdite aux visiteurs. La chambre que la « dame aux araignées » partageait avec son défunt mari. Cet endroit préservé, où le temps s’est arrêté, elle le laissera en état après la disparition de celui-ci. C’est en s’armant de patience et en sachant tenir respectueusement sa place que Jean-François Jaussaud parvint à en saisir quelques recoins. Une série d’images touchantes où se dévoile un peu cette artiste aussi espiègle qu’imprévisible.
Trance’n’dance d’Isabel Muñoz
Louise Bourgeois : Intimate Portrait de Jean-François Jaussaud
Hangar – Art photo center
18 place du Chatelain – 1050 Bruxelles, Belgique
Du 22 avril au 18 juin 2022
© Jean-François Jaussaud
En ouverture : © Isabel Muñoz