Corps nus et films muets : Emma Hartvig et le silence des émotions

04 mars 2023   •  
Écrit par Lou Tsatsas
Corps nus et films muets : Emma Hartvig et le silence des émotions

Sujets insolites ou tendances, faites un break avec notre curiosité. Dans les salles obscures de Vienne, Emma Hartvig a composé Through the eyes of others. Une narration intimiste où nudité et liberté s’embrassent, à l’abri de la sexualisation oppressante du regard masculin.

Aujourd’hui installée à Vienne, la photographe suédoise Emma Hartvig s’est initiée au 8e art dès l’adolescence : jeune fille, son appétence pour « tout ce qui touche à la création » la poussait déjà à expérimenter avec un boîtier argentique. Une manière pour elle d’illustrer ses turbulences internes et de les figer dans une image sensible et délicate – d’abord à travers la pratique de l’autoportrait, puis en tournant l’appareil vers les autres. « Mon objectif est évidemment de susciter l’émotion. Je suis attirée par la cinématographie d’un cliché. Je vois mes photos comme des indices, des morceaux d’une plus grande histoire. Des particules de sensation. Je ne shoote jamais sans préparation, je lis, écris, esquisse, planifie toujours tout en amont », poursuit-elle. Véritable « chorégraphe » de ses propres mises en scène, l’autrice pense, place, invente chaque détail comme autant d’éléments composant un tout poétique, à fleur de peau. Un ensemble délicat d’où émergent des échos d’évasion comme des questionnements plus engagés.

C’est ainsi qu’est née Through the eyes of others. Alors qu’elle venait d’emménager en Autriche – pour s’y installer avec son mari réalisateur – Emma Hartvig s’est prise de passion pour la capitale et sa splendeur. « Cette ville est si sensuelle, mystérieuse, débordante d’arts anciens, elle m’inspire ! », précise-t-elle. C’est pourtant loin du musée à ciel ouvert, vers l’intimité des salles obscures des cinémas viennois qu’elle se tourne. Un espace sombre « où les gens s’assoient près les uns des autres pour partager une expérience d’observation divertissante », commente la photographe. Là-bas, elle se lance dans un projet d’envergure : sublimer les corps nus de femmes, tandis qu’elles posent parmi les sièges rouges, ou devant l’écran géant. Une expérience inédite à la croisée de l’art et de la performance.

© Emma Hartvig

Le pouvoir réside dans l’œil de celle qui regarde

« J’ai commencé avec un cinéma et huit femmes, devant les rideaux, un public les regardant. C’était une expérience très puissante : remarquer et capturer l’échange de regards, la confiance, la sensibilité… Aucune ne se connaissait, et tandis qu’on travaillait ensemble, personne ne parlait. C’était extrêmement brut, intense, courageux de leur part. En un an, j’ai finalement photographié 70 femmes au total, dans presque toutes les salles de Vienne », raconte Emma Hartvig. De fil en aiguille, les résonances entre son projet et le cinéma silencieux hollywoodien se font de plus en imposantes, assourdissantes. « En cherchant davantage d’informations sur cette période, j’ai découvert qu’elle comprenait beaucoup de femmes réalisatrices, un fait étonnant puisque le médium était dominé par les hommes. La narration sans dialogue, les émotions provoquées grâce aux seul·es gestes et expressions sont devenues le cœur du projet », ajoute-t-elle.

Tendres monochromes, teintes chaudes, lumière picturale… Jouant avec le grain de l’argentique et son onctuosité, comme avec l’intemporalité de son décor imposé, l’artiste dirige ses modèles avec justesse. Face à son objectif, celles-ci se soutiennent, se touchent, se câlinent dans des mises en scène symboliques explorant l’éclat de la sororité. Car si la nudité a toujours été considérablement exploitée par les hommes artistes au fil des siècles, la photographe entend plutôt révéler une complicité non sexualisée, une vulnérabilité touchante, retrouvée grâce à notre forme la plus primaire. « Je suis convaincue que le pouvoir réside dans l’œil de celui ou celle qui regarde. Lorsque je les ai shootées, ces femmes s’observaient avec une telle aisance… Elles m’ont ensuite fait part de la liberté et de la force qu’elles avaient ressenties. Comme si elles se réappropriaient leur sensualité et leur confiance », confie Emma Hartvig. Ainsi, le jeu de regard devient primordial – un dialogue tout aussi poignant que l’échange silencieux entre sujet et photographe. Car à travers les yeux des autres, ces femmes interrogent leur propre identité, leurs propres sensations. Comme si la bienveillance d’une étrangère permettait de redécouvrir le désir de représentation. Une manière de comprendre – dans le consentement le plus total – son envie de projeter son corps, sa beauté, sa fragilité, non pas dans l’œil d’un homme, mais dans celui, émancipateur, d’une femme alliée.

© Emma Hartvig© Emma Hartvig

© Emma Hartvig

© Emma Hartvig© Emma Hartvig

© Emma Hartvig

© Emma Hartvig© Emma Hartvig

© Emma Hartvig

© Emma Hartvig

Explorez
La sélection Instagram #532 : dans les méandres de la mémoire
© celluloidjournal / Instagram
La sélection Instagram #532 : dans les méandres de la mémoire
Les artistes de notre sélection Instagram de la semaine sondent les mystères de la mémoire. Ils et elles exhument les souvenirs qui...
11 novembre 2025   •  
Écrit par Marie Baranger
Les coups de cœur #565 : Jeanne Narquin et Émilie Brécard
© Jeanne Narquin
Les coups de cœur #565 : Jeanne Narquin et Émilie Brécard
Jeanne Narquin et Émilie Brécard, nos coups de cœur de la semaine, s’intéressent toutes les deux à la féminité. La première photographie...
10 novembre 2025   •  
Écrit par Apolline Coëffet
L’intimité au cœur de Planches Contact Festival 2025
© Carline Bourdelas / Planches Contact Festival
L’intimité au cœur de Planches Contact Festival 2025
Jusqu’au 4 janvier 2026, la 16e édition de Planches Contact Festival anime Deauville et propose une diversité de regards sur un même...
08 novembre 2025   •  
Écrit par Apolline Coëffet
5 questions à Charlotte Abramow : le souvenir de Maurice
© Charlotte Abramow
5 questions à Charlotte Abramow : le souvenir de Maurice
Sept ans après la publication de son ouvrage Maurice, tristesse et rigolade, Charlotte Abramow rouvre les pages de l’histoire de son...
03 novembre 2025   •  
Écrit par Marie Baranger
Nos derniers articles
Voir tous les articles
Yves Samuel : Objets en résistance
© Yves Samuel courtesy CLAIRbyKhan
Yves Samuel : Objets en résistance
Dix ans après les attentats perpétrés à Paris en novembre 2015, le photographe Yves Samuel publie aux Éditions Fisheye un livre tout en...
13 novembre 2025   •  
Écrit par Eric Karsenty
La précieuse fragilité selon le festival FLOW#1
Les Fossiles du futur, Synesthésies océaniques © Laure Winants, Fondation Tara Océan
La précieuse fragilité selon le festival FLOW#1
Du 20 septembre au 30 octobre 2025 s’est tenue la première édition de FLOW, un parcours culturel ambitieux imaginé par The Eyes...
13 novembre 2025   •  
Écrit par Fabrice Laroche
Une fable collective au cœur du béton, par Alexandre Silberman
© Alexandre Silberman, Nature
Une fable collective au cœur du béton, par Alexandre Silberman
Exposée à la galerie Madé, dans le cadre de PhotoSaintGermain, jusqu’au 30 novembre 2025, la série NATURE d'Alexandre Silberman...
12 novembre 2025   •  
Écrit par Milena III
OPPO x Fisheye : les visions parisiennes d’Emma Birski et Marvin Bonheur 
© Emma Birski
OPPO x Fisheye : les visions parisiennes d’Emma Birski et Marvin Bonheur 
Les 17 et 18 novembre, la Fisheye Gallery accueille l’exposition Paris Non Stop, curaté par Ernicreative et Fisheye, née de la rencontre...
12 novembre 2025   •  
Écrit par Fisheye Magazine