« Si la prostitution existait avant la colonisation, elle prend, avec elle, une nouvelle ampleur. Les femmes sont entièrement à la disposition des colonisateurs ou des soldats américains. »
Cette semaine, plongée dans l’œil de Flora Nguyen. À travers sa pratique pluridisciplinaire, l’artiste d’origine vietnamienne interroge l’héritage coloniale et la vision fantasmée de la « femme exotique ». Pour Fisheye, elle révèle la véritable signification d’une carte postale datant du 20e siècle.
« La carte postale, au 19e siècle, voir au 20e, était vue comme l’exact reflet de la réalité. Une carte envoyée du Tonkin en France, par exemple, était perçue comme la représentation de cette partie du monde très peu connue. Elles sont appréhendées sans regard critique ni recul, d’autant que la personne qui l’envoie y écrit au dos ou au-dessus…
L’une d’elles : « Jeune femme japonaise et soldat américain partageant du chocolat », de John Florea, 1946, prise pendant la guerre dans le Pacifique avec des bases américaines et l’organisation structurée de prostitution locale pour les GI. Si les deux sujets ressemblent à des vedettes de cinéma des années 1950, l’air heureux, au début de leur relation amoureuse, l’image est trompeuse. Il s’agit en fait d’une relation tarifée, la jeune femme étant une prostituée. On y voit donc un rapport dominée/dominant.
Ce sont bien les militaires qui forment le fond de la clientèle des maisons de prostitutions au Vietnam, et partout où ils se trouvent en Asie. Si la prostitution existait avant la colonisation, elle prend, avec elle, une nouvelle ampleur. Les femmes sont entièrement à la disposition des colonisateurs ou des soldats américains. Sur cette photographie donc, le soldat donne à manger du chocolat directement à la bouche de la prostituée. Cela m’a interrogée, car la première fois que je suis allée au Vietnam, j’avais apporté une boite de chocolats qui avaient piteusement fondus. Les gens à qui je les offrais les trouvaient mauvais car ils n’avaient pas pour habitude d’en manger ! Ici, le soldat donne en fait la becquée à cette femme, comme s’il la forçait à manger quelque chose qu’elle n’appréciait pas forcément. J’ai trouvé une certaine violence dans ce geste qui, à nous occidentaux, nous paraît tendre. Cette image interroge donc aussi la réception « distordue » que le·a spectateurice peut avoir d’une photographie censée capter le réel. »