Dénouer les souvenirs d’un passé méconnu

23 janvier 2021   •  
Écrit par Finley Cutts
Dénouer les souvenirs d'un passé méconnu

Jusqu’au 30 janvier, la galerie Thierry Bigaignon accueille l’exposition La Valise dans le Placard de la photographe et sociologue Irène Jonas. Une exploration de notre Histoire collective à travers la multiplicité de nos souvenirs intimes.

« Née à la fin des années 1950, je ne connais de la guerre que ce qui en était évoqué et peu raconté. Elle était pourtant encore très proche, peut-être trop, dans les esprits »

, raconte Irène Jonas dans la préface de son livre Crépuscules. De ce dernier, publié aux Editions de Juillet, elle extrait la série La Valise dans le Placard, composée d’images, entre photographies et peintures. Munich, Dachau, Prora, Nüremberg, Prague, Terezin, La Tanière du Loup… L’artiste nous transporte dans les villes à l’histoire complexe qui ont ponctué sa quête photographique entre 2018 et 2020. En suivant les pas du nazisme, on confronte notre souvenir intime d’une période qu’on n’a pas vécu, à une Histoire collective qui a profondément transformé le monde. La gravité de ces évènements pèse sur nos esprits, et résonne particulièrement fort dans ces lieux marqués par la Shoah, où les traces de ce passage ne se manifestent plus que dans les vestiges. Obscures et troubles, les images d’Irène Jonas brouillent les cadres de notre perception et nous plongent dans un monde où le passé se mêle avec le présent, à mi-chemin entre le rêve et la réalité. « Elles sont le fruit d’une mémoire hérité et d’une reconstruction imaginaire, elles ne racontent pas le nazisme mais s’approchent d’une prise de conscience émotionnelle de ce qu’a pu être le nazisme », complète-t-elle.

© Irène Jonas / Courtesy Galerie Thierry Bigaignon

Grand puzzle historique

Dans ces lieux d’histoires et de mystères, la photographe capture ici et là des moments de vie au caractère intemporel. Après avoir saisi ces scènes en noir et blanc, Irène Jonas rehausse les tirages à la peinture à l’huile pour faire apparaître des touches de couleur délavées. En résultent des images uniques aux multiples couches, où les grilles d’interprétation se superposent et les lectures se subjectivisent. « Le conducteur d’un petit train à vapeur touristique sur l’Ile de Rügen devenait le conducteur des sinistres convois roulant vers la Pologne, la petite fille jouant à chat avec sa mère dans une forêt polonaise m’apparaissait, l’espace d’un instant, comme fuyant devant l’armée allemande, un rideau battant au vent dans l’ancien quartier juif de Budapest devenait celui d’un appartement dont les occupants avaient brutalement été arrêtés », se souvient-elle. En intervenant directement sur le tirage photographique, l’artiste se joue des limites du 8e art et nous entraîne dans un récit brumeux : entre passé et présent, intime et collectif.

Pour Irène Jonas, la série au titre énigmatique La Valise dans le Placard se lit aussi comme une façon de questionner sa propre mémoire. En figeant le temps, l’acte photographique provoque un dialogue avec ses souvenirs et confronte les sujets tabous de son enfance. « Ce livre est imprégné de choses ressenties, entendues, lues, vues, mais non vécues directement. De paroles surprises dans l’enceinte familiale, de livres glanés au fil du temps, de documentaires qu’une mémoire enfantine a enregistrés probablement sans en comprendre toute la portée », se rappelle l’artiste qui a vu ses premières images de la guerre à travers la serrure d’une porte. Photographies, souvenirs et récits personnels se croisent pour dénouer la complexité de l’Histoire, avec un grand H, indéniablement présent dans l’ensemble des mémoires subjectives. Autant de pièces éparpillées de ce grand puzzle historique qui nous hante encore aujourd’hui.

 

Irène Jonas : La Valise dans le Placard

Jusqu’au 30 janvier

Galerie Thierry Bigaignon, 9 rue Charlot, 75003 Paris

 

Crépuscules, Éditions de Juillet, 35€, 128p.

© Irène Jonas / Courtesy Galerie Thierry Bigaignon

© Irène Jonas / Courtesy Galerie Thierry Bigaignon

© Irène Jonas / Courtesy Galerie Thierry Bigaignon

© Irène Jonas / Courtesy Galerie Thierry Bigaignon

© Irène Jonas / Courtesy Galerie Thierry Bigaignon

Explorez
Le ministère de l’Aménagement du territoire fête les 80 ans de la Libération
Megapolis, Puteaux, 2025 © Aleksander Filippov
Le ministère de l’Aménagement du territoire fête les 80 ans de la Libération
À l’occasion des 80 ans de la Libération, les ministères de l’Aménagement du territoire et de la Transition écologique ont lancé...
08 septembre 2025   •  
Écrit par Fisheye Magazine
Les coups de cœur #558 : Marina Viguier et Emma Tholot
Carmela, série Carmela © Emma Tholot
Les coups de cœur #558 : Marina Viguier et Emma Tholot
Marina Viguier et Emma Tholot, nos coups de cœur de la semaine, explorent la théâtralité comme outil de résistance, de liberté et de...
08 septembre 2025   •  
Écrit par Lucie Donzelot
Les images de la semaine du 1er septembre 2025 : le pouvoir des images
© Julie Wintrebert, Crazy Beaches, 2024 / courtesy of the artist and festival Les Femmes et la mer
Les images de la semaine du 1er septembre 2025 : le pouvoir des images
C’est l’heure du récap ! Cette semaine, pour la rentrée, les pages de Fisheye se mettent au rythme du photojournalisme, des expériences...
07 septembre 2025   •  
Écrit par Marie Baranger
Prix Viviane Esders : éclairer des trajectoires photographiques
© Bohdan Holomíček
Prix Viviane Esders : éclairer des trajectoires photographiques
Créé en 2022, le Prix Viviane Esders rend hommage à des carrières photographiques européennes souvent restées dans l’ombre. Pour sa...
06 septembre 2025   •  
Écrit par Costanza Spina
Nos derniers articles
Voir tous les articles
Couldn’t Care Less de Thomas Lélu et Lee Shulman : un livre à votre image
Couldn't Care Less © Thomas Lélu et Lee Shulman
Couldn’t Care Less de Thomas Lélu et Lee Shulman : un livre à votre image
Sous le soleil arlésien, nous avons rencontré Lee Shulman et Thomas Lélu à l’occasion de la sortie de Couldn’t Care Less. Pour réaliser...
Il y a 5 heures   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Caroline Furneaux : l'amour en boîte
Rosa, The Mothers I Might Have Had © Caroline Furneaux
Caroline Furneaux : l’amour en boîte
Dans son ouvrage The Mothers I Might Have Had, Caroline Furneaux exhume l'archive intime de films 35 mm de son père décédé pour une...
Il y a 10 heures   •  
Écrit par Lou Tsatsas
InCadaqués Festival : Lieh Sugai remporte le Premi Fotografia Femenina 2025
© Lieh Sugai
InCadaqués Festival : Lieh Sugai remporte le Premi Fotografia Femenina 2025
Le Premi Fotografia Femenina Fisheye x InCadaqués a révélé le nom de sa lauréate 2025 : il s’agit de Lieh Sugai. Composée de...
10 septembre 2025   •  
Écrit par Apolline Coëffet
L'errance incarnée par Alison McCauley
© Alison McCauley, Anywhere But Here
L’errance incarnée par Alison McCauley
Avec Anywhere But Here (« Partout sauf ici », en français), Alison McCauley signe un livre d’une grande justesse émotionnelle. Par une...
10 septembre 2025   •  
Écrit par Milena III