Sujets insolites ou tendances, faites un break avec notre curiosité. En retravaillant des images d’archives, Diego Moreno fait apparaître des monstres, reflets des violences silencieuses de notre monde.
Né à Chiapas, au sud du Mexique, « dans un lieu de convergences et de contrastes entre les cultures et traditions préhispaniques et contemporaines, où les nouvelles représentations des communautés sont en perpétuelle transformation », Diego Moreno a grandi en s’abreuvant de cet héritage multiple. Migrations, conflits politiques, syncrétisme… Au cœur de cette mosaïque chaotique, les figures religieuses croisent les interrogations modernes, et donnent naissance à des réalités complexes et hybrides – sortes de créatures sombres et tentaculaires que l’artiste utilise comme une énergie créatrice.
C’est à l’adolescence qu’il découvre le médium photographique, venant d’une famille pour qui l’art est une discipline obscure. « J’étais perturbé par la violence domestique que je subissais. La photo s’est imposée comme un moyen de générer une autre image de moi-même. Car, dans mon environnement, j’étais non civilisé, je portais en moi trop de conflits identitaires », se souvient l’auteur. Qualifiant aujourd’hui sa création de « défiante, rebelle, ironique et profondément émouvante », Diego Moreno ne cesse de puiser dans la douleur qui l’a construit pour imaginer un univers horrifique et fantastique aux frontières du nôtre. Un monde où les monstres errent en liberté et corrompent les corps ordinaires, où les visages se déforment pour laisser apparaître la véritable angoisse, la véritable laideur – celle de l’intérieur.
Ce sont les humains qui sont faux
À l’aide d’archives, qu’il reproduit et imprime sur du papier de coton et de bambou pour mieux se les réapproprier, Diego Moreno dessine, encre à l’aide de crayons, marqueurs, huiles, chlore, vinaigre ou encore graphite, des démons dans l’ordinaire. « J’ai commencé à travailler ainsi pour créer des réalités alternatives basées sur mon obsession et ma fascination pour l’anomalie. J’étais inspiré par les visions apocalyptiques de la religion catholique, que je suis depuis mes douze ans − j’étais un enfant de chœur », confie-t-il. Une éducation devenue cause de souffrance, puisque le photographe est rapidement stigmatisé en raison de son orientation sexuelle. « Jouer avec l’archive me permet de construire un espace où la culpabilité n’existe pas. Mais je rends aussi hommage à l’album de famille : un artefact fictif de nos vies permettant de conserver l’identité dans le temps, tout en reflétant, en parallèle, les violences silencieuses causées par l’Église et la famille », explique-t-il.
Alors, à l’aide de son instinct et de sa sensibilité, Diego Moreno peint sur les corps des figures inhumaines, instaure la peur et l’inconnu dans le banal. Un geste cathartique, lui permettant de faire face à ses propres craintes, tout en donnant à voir sa vision singulière du grotesque. « Au cours de mon existence, le monstrueux et l’anormal étaient les seules notions qui me touchaient, à cause du rejet que je subissais. Enfant, je souhaitais plus que tout être normal, moins sensible, pour ne plus avoir aussi mal. Mais c’était impossible. Je trouvais alors refuge dans mon imaginaire. Les monstres sont ainsi devenus des amis qui tenaient compagnie à mon âme solitaire », ajoute-t-il. Car repoussantes, effrayantes, les créatures des œuvres de Diego Moreno inspirent la fuite et le dégout – des sensations qu’il ne connait que trop bien. En incluant ces êtres étranges dans ses clichés, il propose une autre lecture de son histoire. Un récit où les marginaux prennent le dessus, se révèlent en dépit des réticences, dans une sincérité étonnante. « Les monstres ne prétendent pas être quelque chose d’autre. Ce sont les humains qui sont faux », déclare l’artiste.
Déconstruire les normes
Mais plus qu’un conte personnel, le travail de Diego Moreno fait écho à l’héritage culturel et historique de son pays. « Le Mexique a construit son sens de l’humour grâce à la tragédie. Il y a ici une tendance millénaire à transformer le tragique en drôlerie, et je pense que celle-ci est fondamentale lorsqu’on souhaite toucher à des sujets inconfortables. Il me semble nécessaire d’aborder des sujets tels que l’homophobie ou la violence, et j’aime utiliser l’ironie pour en parler de manière plus universelle », explique-t-il. En choisissant de s’éloigner d’une représentation réaliste, l’auteur parvient à construire un projet aux nuances multiples, aux ramifications profondes, abordant différentes thématiques : la famille, la religion, la sexualité, l’aliénation… Autant de notions qui permettent de replacer son œuvre dans un contexte sociétal, anthropologique ou même identitaire. « J’entends exposer le système qui nous blesse en secret. Mon travail interroge et déconstruit les normes spirituelles, culturelles et intimes auxquelles nous sommes censées appartenir », poursuit-il.
Doigts crochus, faciès cornus, silhouettes sombres planant au-dessus de figures heureuses, mares ensanglantées, masques au bec pointu… Les apparitions de l’auteur deviennent ainsi des allégories poignantes. Autant d’illustrations de l’inconnu, de « l’autre » – celui que l’on n’accepte pas, celui que l’on s’entête à repousser. Ce mal qui nous ronge, dont les griffes enserrent nos épaules, dont la présence transforme nos rêves en cauchemars. Loin de construire un simple abécédaire horrifique, le photographe esquisse, à l’aide des créations de son inconscient, une véritable critique de notre société. Car si les démons demeurent des créatures qui nous hantent et nous effraient, ne sont-ils pas, finalement, le simple reflet de notre intolérance ?
© Diego Moreno