Encapsuler l’intime

31 mars 2022   •  
Écrit par Lou Tsatsas
Encapsuler l’intime

Dans Ilmatar, un livre aux couleurs flamboyantes et au réalisme cru, la photographe Momo Okabe narre son expérience de grossesse, et relate sa relation au charnel, profondément influencée par son asexualité. Cet article est à retrouver dans notre dernier numéro. 

Dans la mythologie finnoise, Ilmatar, fille de l’air, planait dans le vide infini avant de se poser sur l’océan. Lorsqu’un oiseau installa son nid sur son genou, elle le renversa dans l’eau créant ainsi le ciel et la terre à partir des coquilles ainsi brisées. Fécondée par les vagues et le vent, la déesse vierge donnera vie, 700 années plus tard, à Väinämöinen, héros de l’épopée Kalevala. Un conte épique qui a inspiré Momo Okabe, dont la série, exposée à Kyotographie, au cœur de l’exposition 10/10 Celebrating Contemporary Japanese Women Photographers, porte le nom de la déesse. « J’ai voulu capturer notre environnement et sa confusion comme s’il s’agissait d’un poème épique. Encapsuler ce qui m’arrive dans mon existence insignifiante de femme, dans celle de mes ami·es, femmes comme hommes, et de celleux qui ne sont ni l’un ni l’autre. Tous ces protagonistes m’évoquent un pouvoir à la fois cruel, amusant et mythique », confie l’artiste. Diplômée de l’université des beaux-arts du Japon, Momo Okabe s’est tournée vers la photographie lors- qu’elle a réalisé « que les souvenirs personnels qui ne sont pas habituellement partagés avec autrui forment de merveilleuses œuvres d’art ». Repoussant sans cesse les frontières de l’intime, du tabou, du caché, elle compose avec ses images une mosaïque brute de fragments de vie, aussi intenses que sensuels, aussi érotiques que repoussants. 

© Momo Okabe / Courtesy Gallery Narayuma

Développé durant six années, l’ouvrage Ilmatar (publié aux éditions Mandarake) a accompagné l’autrice lors d’un événement déterminant : sa grossesse, démarrée au moyen d’une fécondation in vitro. Une opération nécessaire puisque, étant asexuelle, Momo Okabe désirait avoir un enfant sans rapport charnel. « Je ne cherche pas à me connecter à l’autre par ce moyen, confie-t-elle. Depuis ma grossesse, j’ai encore plus de mal à accepter le fait qu’autant de personnes tombent enceintes en faisant l’amour. Je hais personnellement l’organe génital masculin, et perçois le sexe comme quelque chose de honteux. Mais je réalise que ce qui me semble anormal est logique pour d’autres, et vice versa. Il s’agit d’une notion complexe, en constante métamorphose. » Dans ses images, pourtant, les corps se révèlent sans pudeur et la nudité revêt plusieurs costumes : érotisme, tendresse, répulsion ou même violence.

Illuminés par des lumières colorées, plongeant chaque cliché dans une ambiance à part, tantôt suffocante, tantôt paisible, les corps s’offrent à l’objectif. Brouillent les repères, les frontières entre les genres pour exister, simplement. Il y a dans les compositions de Momo Okabe une libération folle, exaltante. Une volonté de s’approcher au plus près des pensées parasites – celles qui restent cachées au fond de nos esprits. Comme des capsules d’émotion brute, les images mêlent portraits et paysages, scènes urbaines et monde intérieur pour tisser un récit à plusieurs voix. Un récit introspectif où les mémoires s’enchevêtrent, tout comme les silhouettes. Une sorte de cri, venu du plus profond de l’artiste, convoqué notamment par une image précise : « Il s’agit du portrait d’une ancienne camarade de classe. J’ai appris qu’elle était décédée au Nouvel An dernier. J’ai pleuré toutes les nuits durant un mois suite à cette nouvelle, et j’en suis devenue sourde. Lorsque j’ai retrouvé l’ouïe, j’ai séché mes larmes. Je pense à elle lorsque je suis heureuse, et lorsque je suis triste. Et je peux toujours lui parler à travers mes images, lorsqu’elle me manque », raconte-t-elle. 

 

Cet article est à retrouver dans Fisheye #52, disponible ici

© Momo Okabe / Courtesy Gallery Narayuma

 

© Momo Okabe / Courtesy Gallery Narayuma© Momo Okabe / Courtesy Gallery Narayuma

 

© Momo Okabe / Courtesy Gallery Narayuma© Momo Okabe / Courtesy Gallery Narayuma

 

© Momo Okabe / Courtesy Gallery Narayuma

© Momo Okabe / Courtesy Gallery Narayuma© Momo Okabe / Courtesy Gallery Narayuma
© Momo Okabe / Courtesy Gallery Narayuma© Momo Okabe / Courtesy Gallery Narayuma

© Momo Okabe / Courtesy Gallery Narayuma

Explorez
Ee don tehm foh eat : À table, avec Ngadi Smart
© Ngadi Smart
Ee don tehm foh eat : À table, avec Ngadi Smart
Les œuvres de Ngadi Smart, révélatrices d’une multitude de couleurs et d’un certain goût pour le surréalisme, impressionnent. À...
23 septembre 2023   •  
Écrit par Milena Ill
Les extrêmophiles microscopiques d'Interspecifics Lab
© Interspecifics Lab
Les extrêmophiles microscopiques d'Interspecifics Lab
Créé en 2013 à Mexico, le collectif Interspecifics Lab étudie depuis ses débuts les différents phénomènes physiques, biologiques et...
21 septembre 2023   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Rolling Paper #5 : l’édition photo indépendante à l’honneur !
© Momo Okabe
Rolling Paper #5 : l’édition photo indépendante à l’honneur !
Rolling Paper #5 ouvre bientôt ses portes ! Rassemblant une vingtaine d’éditeurices, le festival saura ravir les passionné·es de livre...
20 septembre 2023   •  
Écrit par Fisheye Magazine
Les coups de cœur #459 : Orane Mondani et Ivett Vega
© Ivett Vega
Les coups de cœur #459 : Orane Mondani et Ivett Vega
L’expérimentation est au cœur de la pratique artistique d’Orane Mondani et Ivett Vega, nos coups de cœur...
18 septembre 2023   •  
Écrit par Cassandre Thomas
Nos derniers articles
Voir tous les articles
Les images de la semaine du 18.09.23 au 24.09.23 : élucider notre société
« Viewing Distance » © Evan Hume
Les images de la semaine du 18.09.23 au 24.09.23 : élucider notre société
Dans le récap' de la semaine, retrouvez les images d'Alice Pallot, Interspecifics Lab, Paz Errázuriz ou encore Evan Hume !
Il y a 1 heure   •  
Écrit par Cassandre Thomas
Ee don tehm foh eat : À table, avec Ngadi Smart
© Ngadi Smart
Ee don tehm foh eat : À table, avec Ngadi Smart
Les œuvres de Ngadi Smart, révélatrices d’une multitude de couleurs et d’un certain goût pour le surréalisme, impressionnent. À...
23 septembre 2023   •  
Écrit par Milena Ill
L'introspection familiale de Brandon Tauszik
© Brandon Tauszik, Fifteen Vaults
L’introspection familiale de Brandon Tauszik
Le photographe et cinéaste, Brandon Tauszik raconte une pérégrination familiale à la suite d’un deuil dans son livre Fifteens Vaults.
22 septembre 2023   •  
Écrit par Lucie Guillet
Evan Hume : Trafiquer l'invisible pour mieux le voir
© Evan Hume
Evan Hume : Trafiquer l’invisible pour mieux le voir
Dans Viewing Distance, Evan Hume compile et transforme des documents déclassifiés provenant des archives du gouvernement des États-Unis...
22 septembre 2023   •  
Écrit par Anaïs Viand