Photographe française d’origine vietnamienne, Flora Nguyen croise les arts pour construire une œuvre sensible et engagée, questionnant l’impact de la colonisation sur notre vision de la femme « exotique ». Des cartes postales du 19e aux images de propagandes durant la guerre du Vietnam, en passant par les commentaires racistes contemporains, elle développe un récit nuancé nourri par une violence sous-jacente. Entretien.
Fisheye : Comment t’es-tu tournée vers la photographie ?
Flora Nguyen : C’est une longue histoire. Mon père m’a offert mon premier boîtier lorsque j’avais 15 ans et j’ai commencé à prendre des photos et à me former au labo. Je réalisais alors des portraits de mes proches. Je suis rapidement devenue passionnée. Si j’ai finalement poursuivi des études de droit et Sciences Po’, plus tard, à l’occasion d’une expatriation à Moscou, je me suis tournée à nouveau vers ce médium qui était devenu digital. Je me suis formée à l’École Rodchenko, puis aux Gobelins.
De retour à Paris, en 2015, j’ai continué à approfondir mes connaissances par le biais de workshops au Centre Verdier ainsi qu’aux ateliers des Beaux-Arts de Paris et à l’École du Louvre pour l’histoire de l’art… Depuis 2020, je me consacre entièrement au 8e art et à son hybridation.
Quel est ton processus de création ?
Mon approche est à la fois construite, référentielle, sensible et protéiforme. J’aime laisser le hasard entrer par effraction et véhiculer de l’émotion.
Au préalable, je me lance toujours dans une recherche documentaire historique, sociologique, voire anthropologique, et iconographique. Je me nourris de l’histoire de l’art. Cependant, lorsque je crée, c’est de manière plus spontanée, je m’amuse beaucoup à expérimenter différents médiums et différentes techniques, comme d’infinies variations sur un même sujet.
Tu as mentionné l’importance de la recherche dans ton processus, peux-tu m’en dire plus sur les documents sur lesquels tu t’appuies ?
Pour mes autofictions, par exemple, j’ai réuni plus d’une centaine de cartes postales d’époque, glanées dans les ouvrages d’histoire, sur les sites d’archives historiques, de vente en ligne et d’enchères, dans les brocantes, etc. Il en va de même pour les photographies de guerre ou les photos de famille, où WhatsApp a d’ailleurs joué un grand rôle !
Par ailleurs, j’essaie de suivre des colloques sur mes sujets, d’interroger des chercheurs·ses, de me rendre dans les archives. Je lis aussi beaucoup (Sexe, Race et Colonie, sous la direction de Pascal Blanchard, La colonisation des corps, de l’Indochine au Vietnam, direction F. Guillemot et A. Larcher-Gosha, Indochine, la colonisation ambigüe, P. Brocheux et D. Hemery, Le livre noir du colonialisme, XVIe – XXI, direction Marx Ferro…) Enfin, je visite des expositions, visionne des documentaires, interroge ma famille, etc. Tout cela est peut-être dû à ma formation initiale – en tant qu’ancienne avocate puis juriste – et à mon père, ancien chercheur au CNRS !
Dans ton travail, tu t’appliques à déconstruire l’imagerie coloniale, peux-tu revenir sur tes motivations ?
C’est venu de manière spontanée. Lorsque je crée, je pars souvent de quelque chose qui me dérange, m’énerve, ou, en tous cas m’interroge. Dans ce cas précis, c’est un questionnement à la fois intime et lié à mon histoire familiale et d’une constatation contemporaine – une sorte de prise de conscience provoquée par le mouvement #MeToo, #BlackLivesMatter, mais aussi par les actes racistes anti-asiatiques et les manifestations qui ont suivies. Suite à mes voyages en Asie et en Afrique, j’ai exploré la construction d’un imaginaire fantasmagorique fabriqué par la machine à l’image du temps de la colonisation.
Un imaginaire dont tu as toi-même fait l’expérience…
Tout à fait, il peut conduire à une violence extrême. Quand j’étais jeune, à l’école ou dans les transports en commun, on me renvoyait à mon apparence asiatique alors que je me sentais française avant tout : les gamin·es me parlaient avec un accent ridicule, se tiraient les yeux, me demandaient si je mangeais du chien et si mes parents avaient un restaurant chinois… J’ai découvert que j’étais « différente » dans le regard des autres, à travers la moquerie souvent, vers l’âge de 6-7 ans. Mon visage asiatique interrompait le récit encore très ancré que l’identité des Français·es est liée à la blanchité !
Puis, lorsque je suis partie au Vietnam alors que j’avais la vingtaine, c’était la même chose. On ne me considérait pas comme une des leur·es : j’avais respiré l’air occidental et mon physique en avait été changé ! Quand je disais que mes deux parents étaient vietnamien·nes, iels étaient interloqué·es. Parallèlement, je voyais beaucoup de prostitution en Asie du Sud Est, et les Occidentaux en profiter parfois avec de très jeunes personnes. Ça me révoltait. Des amis usaient de leur « domination » pour changer de filles tous les jours quasiment (sans que les relations soient forcément tarifées). En France, je suis souvent tombée sur des mecs qui me disaient qu’ils ne sortaient qu’avec des Asiatiques ou alors qu’on était leurs préférées… Comme si en tant qu’individu je n’existais pas !
Tu as donc voulu enquêter sur l’origine de ces violences.
Oui, je me suis demandé d’où venaient ces phénomènes, et j’ai découvert qu’ils proviennent en majorité d’un passé colonial, d’une imagerie fantasmée. La « femme asiatique » est idéalisée sexuellement. Une image véhiculée depuis le début de la colonisation, d’abord par les gravures dans des ouvrages soi-disant « scientifiques » – mais en réalité graveleux – puis grâce aux cartes postales largement diffusées dès la fin du 19e siècle au début du 20 siècle. Des images pseudodocumentaires sur la population féminine indochinoise, intitulées de manière générique « Jolie Con Gai » « Femme Cochinchinoise » « Femme Annamite », etc.
Ces figures donnent à voir un certain type de représentation : celui de la « petite épouse », d’une liberté sexuelle « naturelle ». La littérature a aussi véhiculé cette notion. Pour motiver les troupes et les candidats à la colonisation, on utilisait les femmes indochinoises comme « produit d’appel », on leur promettait une consommation sexuelle sans contrainte. Et ces images y participaient, elles les réifiaient. Elles étaient objet sexuel, prisonnières de leur image séductrice, n’existant pas en tant qu’individus… Et aujourd’hui, sur internet et les réseaux sociaux – notamment Google ou Instagram – cette image de la femme asiatique hypersexualisée demeure omniprésente.
Tu définis ta photographie comme « augmentée ». En quoi l’utilisation d’autres médiums t’aide à t’exprimer ?
Étant moi-même métissée, j’ai pour habitude de rejeter les conceptions binaires dans l’art opposant photographie/peinture, abstraction/figuration, art conceptuel/décoratif pour prôner la liberté et l’expérimentation. L’utilisation de la peinture me permet, grâce à la matière, aux coulures, aux couleurs pures, d’exprimer une certaine violence et surtout un geste plus « brutal » ou direct que lorsque j’utilise le médium photographique. Comme la sculpture, la peinture me permet de retrouver une matière, une corporéité, une « chair », lorsque la photographie est davantage synonyme d’« abstraction ». Or, comme je travaille sur le corps, faire « corps » est important pour moi. J’aime amener de la sensualité, de la matière sur la surface lisse de la photographie. Par ailleurs, la peinture sur les images nous ramène au pur présent, la photographie étant inconsciemment perçue comme la captation d’un moment « passé ». Enfin, j’utilise cette hybridation comme une distanciation, une solution pour mettre à distance le réel traumatique – notamment dans mes peintures tirées d’archive documentaire sur la guerre.
« Pour motiver les troupes et les candidats à la colonisation, on utilisait les femmes indochinoises comme « produit d’appel », on leur promettait une consommation sexuelle sans contrainte. »
Tu te mets également parfois en scène, pour quelles raisons ? Ton travail est-il autobiographique selon toi ?
Parfois, je suis plutôt performeuse, oui. Je souhaite être à la fois sujet agissant et créatrice, introduire une faille dans la dichotomie sujet-objet de la photographie. Ces autofictions sont à la fois une réappropriation de mon corps et un acte de dénonciation du regard qui assigne l’autre. Je recrée le regard en déconstruisant le cliché et je reconstruis l’image en injectant encore plus de « facticité » : je force notamment le trait sur le décor « exotique » en mêlant toutes sortes d’objets asiatiques venant de pays différents et mêlant des détails anachroniques… En somme, j’utilise la photographie pour créer du fictionnel.
En parallèle, j’interroge la construction intériorisée incorporée de la femme « exotique », docile et sensuelle. Je questionne aussi la manière dont j’ai pu intérioriser un discours de domination et de rejet de mes propres origines – un discours qui a pu se transmettre au fil des générations de femmes.
Donc oui, d’une certaine manière mon travail est autobiographique, tout en allant vers l’universel, car cette relation de domination patriarcale et de réification de la femme, qu’elle soit blanche, noire ou jaune, l’est.
Parmi tes créations, l’une d’entre elles est particulièrement marquante : une peinture inspirée d’une photographie, nourrie par quelques vers puissants…
Pour réaliser cette peinture, je suis en effet parti d’une photographie documentaire de 1968 : « The Enemy (Vietnam) », de Steven Curtis qui m’a particulièrement traumatisée dans sa représentation crue de la guerre et de ce qu’elle avait fait aux femmes – je parle ici des viols. Cette captation du réel, j’ai dû la « digérer », me la réapproprier pour continuer à vivre normalement. J’en ai fait une dizaine de versions en peinture, en monotype, jusqu’à l’épuisement de l’image.
Par le biais de cette technique, j’ai repris l’image avec un geste de peintre, mais à l’aveugle. Je l’ai écrasée à l’aide d’une lourde presse d’acier sans savoir à l’avance ce qui allait sortir de ce processus. Je me suis concentrée sur la matérialité du médium pour exorciser le cliché. Partant d’une archive extrêmement lisible, choquante, dans sa réalité documentaire, immédiate et brute, la photographie devient pleine de traces, d’imperfections qui permettent l’émergence du temps.
En même temps, j’ai voulu réparer cette femme, en la peignant de manière très « vivante” » du noir et blanc, j’ai ajouté de la couleur, j’ai peint sa chair rosée, j’ai recouvert le sang noir de ton or et comblé le trou dans sa tête avec la même nuance. Les soldats qui rient du cadavre de cette femme sont quant à eux traités comme une masse rouge, sans contour. Par la peinture, je leur ai enlevé leur individualité. Ces gestes d’écrasement et de réappropriation questionnent à la fois l’oppression et l’effacement des femmes pendant la colonisation et la guerre, l’oubli et leur rémanence par le geste artistique, tout en laissant la trace du hasard et des erreurs.
Abordes-tu d’autres thèmes, à travers ta pratique ?
La mémoire, la transmission, et en ce moment l’écoféminisme, qui pose au centre de sa réflexion la question des relations de genre et de domination dans l’approche de la protection environnementale. Pour Catherine Larrère (philosophe français, ndlr), le mouvement « a mis au cœur de sa réflexion les connexions qui existent entre la domination des hommes sur la nature et celle qu’ils exercent sur les femmes ».
Des artistes qui t’inspirent ?
Des peintres : Le Caravage, Jean Auguste Dominique Ingres, Frida Kahlo, les peintres flamands du 17e… Il faut noter, aussi, une réaction contre Gauguin alors que j’adorais ses couleurs.
Plus contemporains, il y a Gerhard Richter, Christian Boltanski, Robert Rauschenberg, Francesca Woodman, Saul Leiter, Sophie Calle, Cindy Sherman, Jeff Wall, Annette Messager, l’arte povera, etc.
Également la peinture chinoise (notamment d’après le livre Le vide et le plein de François Cheng), la peinture vietnamienne (surtout Mai Trung Thu), et l’estampe japonaise (les cadrages d’Hokusai).
Un dernier mot ?
« Chaque fois que la liberté et la dignité de l’homme (et des femmes !) sont en question, nous sommes tous concernés, blancs, noirs ou jaunes », Frantz Fanon.