Réalisateur de clips depuis une quinzaine d’années, Jamie Harley propose des formes alternatives d’association entre image et musique, notamment grâce au found footage et à l’intelligence artificielle. Retour sur une figure prolifique du DIY, qui a réalisé plus de quarante vidéos pour de nombreux groupes et musicien·es indépendant·es internationaux·ales acclamé·es par la critique, de Clams Casino à Flavien Berger en passant par Hanaa Ouassim.
« Dans le clip musical, il y a une espèce d’humilité qui me plaît beaucoup. Au final, ce n’est jamais très grave si j’en ai raté un », confie Jamie Harley. Cet Anglais, devenu Français par adoption, considère volontiers ce genre comme dédramatisant, et le pratique de façon compulsive, mais toujours avec dilettantisme et décontraction. « J’aime l’idée que le clip puisse être toutes sortes de choses : un brûlot politique ou bien une manière de subvertir des images de propagande… », poursuit-il.
Passionné de musique et de cinéma depuis son plus jeune âge, l’artiste a travaillé dans le domaine de la supervision musicale auprès de la maison de production Schmooze – dans laquelle il a collaboré avec de nombreux·ses grand·es réalisatrices français·es, comme Michel Hazanavicius, Mikhaël Hers ou Julie Delpy. Il y a deux ans, il décide de créer sa propre société de conseil en musique, Memorabilia. Proche de celles et ceux qui choisissent de faire la différence avec l’industrie dominante, Jamie Harley est attaché à une grande liberté, condition même pour créer des esthétiques aussi originales que celles dont il est à l’origine. Memoryhouse, How To Dress Well, Maud Geffray… tous·tes ces musicien·nes peuvent se targuer d’avoir été clippé·es par cet artiste particulièrement courtisé. « Le point commun de la plupart des gens avec qui j’aime travailler est qu’il s’agit de personnes qui échappent à leur destin », déclare-t-il. Jamie Harley assume une forme de schizophrénie, qu’il dit être propre aux créateurices de clips musicaux. « Le clip vidéo pousse dans des expériences de vie très différentes », explique le vidéaste. Une « schizophrénie » que décrivaient déjà les membres du collectif Premier Cri, auquel il s’est d’ailleurs intégré très récemment.
Trésors d’un art pauvre
Êtes-vous familier·es du « found footage » ? Désignant littéralement des « images trouvées », cette pratique en pleine recrudescence dans le monde de l’audiovisuel consiste à récupérer d’anciennes pellicules ou bandes vidéos, voire des extraits de documentaires. Dans le but de fabriquer de toutes pièces une nouvelle œuvre, avec un contexte et un montage différents, de telle sorte que ces images prennent un tout autre sens. Art « pauvre » par excellence – mais néanmoins particulièrement chronophage – il permet de créer des clips sans aucun budget ni même tournage. Les images chinées le plus souvent sur Internet sont régulièrement employées de manière illégale, redoublant le plaisir de création inhérent au genre. Celles-ci sont alors décontextualisées, détournées, voire parfois retraitées en fonction des divagations musicales. Pour autant, la dimension morale n’est pas totalement absente du found footage : il y a une frontière à ne pas dépasser afin de ne pas tomber ni dans le vol ni le plagiat. « On est toujours dans un débat avec soi-même pour savoir comment ce que nous faisons peut avoir une valeur en soi, et comment savoir si ce n’est pas simplement de l’appropriation du travail d’un·e autre », précise Jamie Harley. Alcoholic’s Hymn, réalisé en 2011 pour Koudlam, tire notamment ses images d’extraits du documentaire italien Cette chienne de vie (1962) de Paolo Cavara. Danses imbibées, bagarres dans les bars et excès en tous genres viennent entrer en résonance avec la voix d’ivrogne du chanteur, composant une ode alcoolisée à l’existence libre.
Au-delà du débat éthique, Jamie Harley s’intéresse au mérite que l’on attribue à une œuvre artistique. « J’aime le fait de penser qu’une idée puisse, par sa seule beauté, détenir une force qui puisse dépasser quelque chose qui aurait été manufacturé », révèle-t-il. Ses clips, à ce propos, se contemplent comme des songes, où l’audace et la puissance de déformation de la réalité viennent s’allier à l’exigence musicale prononcée des artistes avec qui il choisit de collaborer. Le clip d’Hanaa Ouassim intitulé Kamanja Ice, paru l’année dernière, est à ce titre particulièrement évocateur. Associant des images qui défilent côte à côte au fil du morceau, il permet l’établissement de correspondances poétiques, humoristiques, absurdes, émouvantes. En investissant pleinement le pouvoir de la combinaison, il créé des significations nouvelles, et décrit la frénésie des images à laquelle nous sommes soumis·es depuis des décennies. Tout en fournissant un apaisement profond, grâce au défilement visuel continu et à l’aspect méditatif de la musique, pour le plus grand plaisir de nos sens. Le réalisateur, explique-t-il, exploite la possibilité d’être très littéral par rapport à ce qu’évoque le morceau, s’il en a le choix. Euro Sport, réalisé pour le musicien dance S7RENS, pensé à partir d’archives de compétitions sportives, joue par exemple sur les effets psychédéliques des vidéos de sports collectifs.
Intelligence de l’artifice
Aussi diverses soient les voies permises par le found footage, Jamie Harley n’en fait pourtant pas son unique spécialité. Depuis plusieurs années, l’artiste fait appel dans son processus créatif à des logiciels d’intelligence artificielle, cette fois en prenant pour base des photographies de toutes sortes. « Les esthétiques que je développe se font presque toujours en réaction avec ce que j’ai pu réaliser précédemment », constate-t-il. Le clip Waterfall Views, qui lui permet de retrouver son ami Koudlam, est nourri de photos de manifestations, de répression policière, d’enfants armé·es ou d’images de guerre. Une IA génératrice d’images lui permet de figurer dédoublements, saturations, inversions ou superpositions en tous genres. « Tout est généré par prompt – une instruction textuelle donnée à une IA, ndlr – , un principe qui je crois, peut avoir une valeur poétique. Que l’on puisse avoir dans le futur un grand génie qui pourrait avoir une telle capacité à synthétiser les choses est une idée qui me plaît », confie-t-il. Les visages des manifestant·es se déforment, deviennent des visages de feu, puis iels sont entièrement consumé·es, des célébrités prennent soudainement une apparence vampirique… de sorte que la contemplation de ces scènes hallucinantes nous engouffre dans une lutte inexorable entre délire et réalité.
Une quasi constante dans les expérimentations visuelles chaotiques de l’artiste est qu’il y a, bien souvent, à la fois quelque chose d’alarmant et de tranquillisant, comme une crise qui trouve en elle-même une manière de s’apaiser. À l’image, sans doute, de son rapport aux nouvelles technologies elles-mêmes, sur lesquelles il porte un regard lucide et différencié. « Je pense que le regard hostile sur l’intelligence artificielle est très mérité », concède Jamie Harley. « Être anti-IA, pourtant, est un débat perdu d’avance. Mais je ne pense pas pour autant que les gens vont accepter qu’elle prenne le contrôle sur leur vie. Je suis assez optimiste de ce côté-là. L’authenticité et la force des images réelles sera renforcée encore davantage par son développement », explique-t-il. Le vidéaste tente d’en faire l’usage le plus honnête possible, et ne reproduit jamais les images de quelqu’un·e d’autre. « Le vrai débat, en revanche, serait de savoir à qui appartient la richesse des intelligences artificielles, poursuit-il. Est-ce qu’elles vont exclusivement devenir des modèles propriétaires qui vont permettre à quelques structures de développer à fond leurs technologies ? L’IA, je le crois, ne demeure que la richesse collective à l’humanité entière », déclare-t-il.
« Que ce soit le found footage ou l’intelligence artificielle, il s’agit de choses qui me permettent de faire des choses tout seul », révèle-t-il. S’il a réalisé, rien que sur l’année dernière, pas moins de onze clips, Jamie Harley pense désormais faire une pause dans ce domaine-là. Clairvoyant sur les dynamiques qui affectent l’industrie, il pointe une différence essentielle de perception de ce format entre hier et aujourd’hui : « Avant, il était vu comme une œuvre en soi ; aujourd’hui, c’est éventuellement une manière de faire du storytelling pour l’artiste clippé·e », raconte-t-il. Déjà presque anachronique pour le jeune public, en passe de devenir une relique, l’art du clip attirerait d’après lui de moins en moins d’individus, étant trop court pour que l’on prenne la peine d’aller sur la plateforme YouTube afin de le visionner. Pour autant, le vidéaste ne renie aucunement sa passion pour celui-ci : « C’est un moment assez compliqué pour moi, car il s’agit, de très loin, du format que je préfère ! », regrette-t-il. On espère, de notre côté, qu’il s’en languira bien vite pour nous livrer de nouvelles perles.