Fisheye : Pourquoi es-tu devenu photographe ?
Matthew Broadhead : Très jeune, lorsque j’étais ado, mon grand-père m’a permis d’utiliser son reflex numérique pour faire des images dans le jardin botanique de Rosemoor dans le comté de Devon, en Angleterre. C’est là que j’ai grandi. La photo n’était alors qu’un hobby mais elle m’a fait découvrir que j’étais un créatif. Quand j’ai quitté le lycée, j’ai étudié la photo et cette année j’ai obtenu un master en Photographie de l’Université de Brighton. Il me semble que l’on peut identifier un photographe contemporain grâce à un critère; une identité malléable à la poursuite de la découverte de soi.
Quelle est ton approche du médium photographique ?
En tant que médium, la photographie est le point de départ de toutes mes investigations. Je me demande toujours en premier pourquoi un sujet a besoin d’être exploré à travers le prisme de la photographie. Ma pratique est pluri-disciplinaire et se situe entre le documentaire et l’art conceptuel. J’utilise deux formats différents pour mes projets. Le livre photo, car il m’offre une liberté de présentation et d’éditing. L’exposition est aussi très importante car elle impose une autre dimension au travail. Le contexte dans lequel je présente mes travaux, ce qu’il ajoute ou soustrait, est très important pour moi.
Tu peux nous expliquer comment cette histoire d’exploration lunaire en Islande t’es venue aux oreilles ?
J’ai été briefé assez sommairement sur l’histoire de la NASA par Örlygur Hnefill Örlygsson, directeur du Musée de l’Exploration. Dés lors, j’ai mené toutes mes recherches sur ce voyage géologique organisé par la NASA. C’est vraiment le procédé artistique dans son ensemble qui m’a mené vers un terrain nouveau – et qui continue d’apporter des révélations.
Que signifie le mot Heimr ? Comment l’as-tu découvert ?
Jusqu’à la toute fin de mon séjour en Islande, ma série n’avait pas encore de titre. Pour ce projet, je logeais dans l’hôtel d’Örlygur, à proximité du Musée où je faisais mes recherches. Chaque matin, j’explorais la vaste bibliothèque de la salle du petit-déjeuner. Je suis tombé sur un livre intitulé MYTH : The Icelandic Sagas & Eddas, de M. I. Steblin-Kamenskij. C’est dans le chapitre 2 que j’ai découvert le mot heimr et j’ai trouvé fascinant comme il reflète notre situation actuelle, en tant qu’espèce. Steblin-Kamenskij déclare que « dans les mythes des Eddas, [cet] ancien terme islandais n’est pas employé au sens d’univers […] Les premières occurrences révèlent que le sens original du terme est “demeurer”. [Dans certains cas], le terme signifie même “maison, foyer”. J’ai choisi ce titre pour mettre en avant la façon dont j’observe à travers l’histoire l’alunissage de 1969. Cela démontre un idéal, celui que la Terre est “anthropoheimr”, un néologisme que j’ai inventé. Du point de vue de la mythologie islandaise, envoyer des humains sur la Lune est un acte pervers qui dépasse l’ordre naturel des choses et notre place dans l’existence.
Depuis combien de temps travailles-tu sur ce sujet ?
Le projet, toujours en cours, s’achèvera courant 2017. Je l’ai démarré en janvier dernier. C’est mon plus gros travail universitaire. Il recouvre en partie un projet mineur. J’ai entamé les recherches juste avant de me rendre en Islande fin mars dernier et j’ai produit les visuels jusqu’à mon départ le 3 avril. Bien que j’ai rendu le projet pour évaluation pour mon cursus, le travail de recherche n’a jamais tenu la route. Jusqu’à récemment, où il a pris une autre ampleur alors que je découvre de nouvelles ressources sur lesquelles m’appuyer.
Quelle a été ta méthode pour mettre en place ce voyage ?
Je savais que je voulais créer un itinéraire et la logistique a été l’objet des premières décisions. Quand pouvais-je partir ? Combien de temps ? Quel était le budget dont je disposais ? Quelles sortes d’infrastructures y a-t-il en Islande ? Comment voyager vers chaque endroit où j’allais me rendre ? J’ai exploré toutes ces questions pour savoir dans un premier temps quelles étaient mes limites. De là j’ai travaillé de sorte à ne pas les atteindre, j’ai défini mes priorités pour me laisser de la marge au cas où il y aurait des imprévus.
C’était ton premier séjour en Islande ?
Oui, je n’y avais jamais mis les pieds avant. Je n’avais jamais envisagé la possibilité de m’y rendre avant de commencer ce projet, et c’est l’endroit le plus au nord où je me suis jamais rendu. Ce détail m’a vraiment donné des ailes pour ce projet, qui du coup a vraiment pris la forme d’une exploration pour moi. D’une nouvelle expérience à saisir.
Quelle(s) impression(s) t’a laissé ce pays ?
Dans bien des égards, je me suis senti à l’aise avec sa culture et son héritage et j’ai aussi ressenti beaucoup d’enthousiasme vis à vis de ses différences avec ma propre culture. Je suis impressionné par le politique énergétique : depuis la fin des années 1960, ils utilisent l’énergie thermale pour s’acquitter de leur quota d’énergie. Au début du projet, je voulais aller quelque part qui était autant que possible au nord de l’Europe. Je considère que l’Islande est toujours un endroit super où voyager. J’ai le sentiment qu’explorer le Nord dans des conditions hostiles, plutôt que d’aller dans un pays chaud assez exotique était un choix à faire pour mon épanouissement personnel. Je n’ai que des souvenirs très tendres de ce voyage. Ils font ressortir mes faiblesses et me rendent plus fort.
Pourquoi alterner entre la couleur et le noir et blanc ?
Depuis que j’ai commencé l’argentique, j’ai toujours eu un penchant pour les deux. Ma principale motivation, c’était d’apporter une forme de conscience de l’illusion du réel; rappeler au spectateur qu’il observe des photos prises par un individu qui a sa propre particularité. Mais dans Heimr, le propos va plus loin. Dans les années 1960 [époque où a eu lieu l’exploration de la NASA], la couleur aussi bien que le noir et blanc étaient des formats très populaires. Même dans les archives que j’ai pu consulté, il y a les deux.
Selon toi, quelles sont les différences apportées par ces deux types d’images dans l’ensemble du projet ?
Avec mon équipement, je suis toujours préparer à faire de la couleur aussi bien que du noir et blanc. Alors que le sujet que je photographie est toujours planifié en priorité, il est très rare que je sache à l’avance si j’utiliserai l’un ou l’autre. J’ai un rapport à la couleur différents des autres, en grande partie à cause d’une sévère deutéranopie dont je suis atteint [ndlr, une forme daltonisme qui affecte la perception du vert]. Plus simplement, je trouve que la couleur apporte aussi bien qu’elle prive la photo d’un quelque chose. Elle apporte une autre dimension à la signification d’une image ou elle peut distraire le spectateur.
Heimr semble naviguer entre la fiction et le récit documentaire. Certaines images évoquent un lieu imaginaire, au-delà du réel. Quelle est ton opinion là-dessus ?
Je suis très heureux que tu es cette impression ! En son cœur, c’est un travail documentaire. Mais il y a aussi une combinaison d’images d’archives que je me suis approprié et une matière expérimentale dispersée tout au long de la narration. Le procédé inclut ma confrontation aux ressources matérielles factuelles, pour créer un itinéraire à mon voyage sur le terrain. Je voulais vraiment tirer au maximum pour aller plus profondément, au-delà des caractéristiques vernaculaires d’un projet scientifique.
Cette photo me semble très emblématique de ta réflexion sur l’ensemble du projet. Pourquoi est-ce que tu l’as prise ?
Le sujet de cette image est une impression vintage du célèbre « lever de terre », pris lors de la première fois où l’humanité a pu observer la Terre depuis la Lune. Elle a été réalisée lors de la fameuse mission Apollo du 8 décembre 1968. Elle est signée des trois membres d’équipage : James A. Lovell Jr, William A. Anders et Franck Borman. Elle fait partie de la collection privée d’Örlygur, dont je parlais plus haut, qui a accepté que je l’empreinte. L’idée de photographier une photo doit apporter une réflexion. Je voulais ouvrir et entretenir un dialogue sur le rôle de la photographie à travers le procédé d’exploration spatiale. Le projet est dédié à la présence de la NASA en Islande, mais il était difficile d’exclure cette étape de la mission, quand ils ont vu la Terre avec la même distance dont nous observons la Lune depuis toujours.
En trois mots, comment définirais-tu ce travail ?
Exploration. Géologie. Mythologie.