116 pages
12,90 €
Sebastião Salgado est décédé ce vendredi 23 mai 2025 à l’âge de 81 ans. Tout au long de sa carrière, le photographe a posé un regard sensible sur le monde et a figé ses différentes réalités dans des tirages en noir et blanc. Afin de rendre hommage à ce grand nom du courant humaniste, nous vous proposons ici un entretien publié dans le Fisheye hors-série que nous lui avons dédié, en 2020, dont quelques exemplaires sont encore disponibles sur notre boutique en ligne.
Comment est né le projet Genesis ?
À la fin du projet Exodes, j’ai travaillé avec Médecins sans Frontières (MSF) au Rwanda, où j’ai été profondément bouleversé par le génocide. J’étais écrasé, physiquement et moralement, j’ai même pensé à arrêter la photo, je ne croyais plus à rien. Quand tu vois des milliers de personnes mourir et être enterrées avec une pelle mécanique qui arrache des bras et des têtes, c’est terrible. À cette époque, mes parents étaient devenus vieux et mes sœurs voulaient que je reprenne la ferme familiale, dans la vallée du Rio Doce, au Brésil. Mais la terre était fatiguée par une érosion brutale et une exploitation intensive, et c’est à ce moment que Lélia, mon épouse, a eu l’idée de replanter la forêt. Un projet fou qui a pris la forme de l’Instituto Terra. On a commencé à chercher des financements et à planter des arbres. La première année, nous en avons beaucoup perdus, mais ensuite ça a bien pris, on a vu la vie revenir et les arbres pousser. De voir la terre se ressourcer, ça m’a reconstruit : une vraie renaissance. J’ai compris à ce moment-là que je n’avais photographié qu’une seule espèce, la mienne : l’homme. Et en voyant grandir ces arbres, je voulais photographier les autres animaux : la famille des fourmis, des termites ou celle des singes étaient aussi importantes que les nôtres. C’est là qu’est née l’idée de Genesis.
Comment s’est organisée cette aventure ?
J’ai fait un voyage fabuleux durant huit ans en programmant quatre histoires par année, soit trente-deux reportages sur les cinq continents. Mais le plus grand voyage que j’ai fait, c’est à l’intérieur de moi. J’ai découvert que pour photographier un arbre ou une montagne, il faut que tu les respectes, que tu les aimes : ils ont une personnalité, une dignité. Je croyais faire partie de la seule espèce rationnelle, mais c’est un grand mensonge. Toutes les espèces sont profondément rationnelles, chacune à leur manière. Si tu passes assez de temps à observer les lions ou les baleines, tu découvres des quantités de relations. Le monde s’est ouvert pour moi : le monde des animaux, des végétaux, des minéraux… Un grand espoir est né en moi, mais pas pour nous. Je ne crois pas que notre espèce ait un grand avenir, mais la planète oui, même si on lui fait du mal aujourd’hui.
« J’ai pensé qu’en réalisant un travail sur cette partie du monde, nous pouvions aider à préserver la planète, et que c’était préférable à une vision catastrophiste des choses. Montrer cette grandeur pouvait motiver les gens à la protéger. »
En 2004, au début du projet, les préoccupations environnementales n’étaient pas aussi présentes qu’aujourd’hui. Qu’est-ce qui a changé ?
Quand nous avons commencé Genesis, nous n’avions pas une pensée écologique, nous voulions surtout reconstruire une forêt, parce qu’on avait une terre morte. En travaillant sur ce projet, j’ai découvert que la moitié de la planète (46 %) était quasiment vierge, comme aux origines, à sa genèse. J’ai pensé qu’en réalisant un travail sur cette partie du monde, nous pouvions aider à préserver la planète, et que c’était préférable à une vision catastrophiste des choses. Montrer cette grandeur pouvait motiver les gens à la protéger. Genesis est aussi le prolongement naturel de ce qu’on fait avec Instituto Terra pour reconstruire une partie de ce que nous avons détruit. Au fur et à mesure que nous avons planté des arbres, nous avons eu un amour immense pour la terre, les arbres, les insectes, les oiseaux… nous avons découvert toute une partie de la vie que nous ne connaissions pas. Aujourd’hui, nous sommes dans un monde sensibilisé à l’écologie. Je ne prétends pas être un militant écologiste – c’est un activisme –, mais nous sommes peut-être la seule institution au Brésil qui plante vraiment des arbres et travaille avec les paysans. Nous sommes en train de reconstruire les sources d’eau de notre vallée, une vallée aussi grande que la surface du Portugal. Le Brésil est un pays immense, on fait renaître les sources d’eau. Pour chaque source, on plante en moyenne 400 arbres.
Comment fait-on renaître des sources ?
La terre et les montagnes ne produisent pas d’eau, celle-ci vient par évaporation, et par ce qu’on appelle les « rivières aériennes ». Il y a un chemin de nuages, un chemin de pluie : l’eau arrive par des rivières aériennes de nuages. Le volume d’eau de la rivière aérienne amazonienne est plus grand que le volume du fleuve Amazone ! Quand l’eau tombe sur le sol, s’il n’y a pas d’arbre pour la retenir, elle s’en va… Il faut, avec l’ombre des arbres, créer un périmètre d’humidité qui retient l’évaporation. Ces arbres sont donc plantés là où il y avait une source, c’est-à-dire dans une zone de confluence, avec une élévation, une certaine inclinaison qui draine l’eau vers ce point, qui redevient une source. Quand nous plantons les arbres, nous dessinons un périmètre de captation d’humidité d’un hectare. Et dès l’année suivante, les sources sont réactivées… nous en avons ainsi fait renaître deux mille !
Pensez-vous participer à l’éveil des consciences avec la diffusion de ce travail ?
Oui, ce travail a été exposé dans plus de 50 musées dans le monde, occasionnant très souvent des records d’affluence, comme à la Maison européenne de la photo à Paris en 2013. L’exposition photographique qui détenait le plus grand nombre de visiteurs était Family of Man [organisée par Edward Steichen en 1955 au MoMA de New York] avec 2,8 millions de personnes ; avec Genesis, nous en sommes à 4,6 millions ! Le livre s’est vendu à plus de 600 000 exemplaires dans le monde, il y a un vrai intérêt. Nous n’avons pas provoqué une « révolution » dans l’information écologique, mais nous avons participé au mouvement. Genesis tout seul ne serait rien, mais Genesis avec tout ce qui existe autour, c’est un des éléments de la prise de conscience.
La suite de cet entretien est à découvrir en intégralité dans notre numéro hors-série Collection Classics : Sebastião Salgado, dont quelques exemplaires sont encore disponibles sur notre boutique en ligne.