L’intelligence artificielle révolutionne l’industrie de la mode, et par extension nos habitudes de consommation des images. Les artistes Nemo Chen et Marc Da Cunha Lopes s’approprient cet outil technologique dans leurs travaux éditoriaux et repoussent les frontières de la créativité, tout en interrogeant son schéma algorithmique. Cet article s’inscrit dans la continuité de Fisheye #70, un numéro spécial mode.
« L’intelligence artificielle (IA) s’infiltre de plus en plus dans la façon dont nous menons nos activités dans tous les domaines. L’industrie de la mode ne fait pas exception. De la découverte des produits jusqu’à la fabrication robotisée, l’IA fait son chemin dans presque tous les segments de la chaîne de la mode », écrit Leanne Luce dans son ouvrage Artificial Intelligence for Fashion: How AI is Revolutionizing the Fashion Industry (Apress, 2019). C’est la même musique pour la photographie de mode. L’IA s’est introduite dans toutes ses strates, de la création de moodboard préproduction afin d’imaginer une séance à la retouche, en passant par l’élaboration de décors et designs. Elle s’érige ainsi en outil miracle qui ouvre de multiples possibilités créatives. « Dans mes expériences avec l’imagerie de mode – contrairement à la photographie d’art – je considère l’IA comme un simple instrument permettant d’obtenir des effets visuels, à la manière des méthodes utilisées dans Photoshop, soutient Nemo Chen, photographe pluridisciplinaire chinoise. Je pense qu’il est essentiel pour un·e artiste de faire la distinction entre les moyens techniques et le cœur de l’art, et le choix du support. » Exposée dans le cadre de PhotoVogue Festival 2024, celle qui explore la photo de mode de manière presque anthropologique – « elle offre la possibilité d’interpréter et “d’exporter” divers récits culturels, idées et philosophies », précise-t-elle –, voit dans l’intelligence artificielle une façon de perturber l’ordre de classe, de pratiques de vie et d’identité établis dans la fashion. « En tant qu’amoureuse des mots et du langage, je trouve l’expérience de la création d’images à partir d’invites textuelles captivantes. J’apprécie même la nature imprévisible des outils d’IA. Il y a une certaine excitation dans la lutte consciente entre l’exercice du contrôle et la soumission à l’algorithme, une dynamique qui me pousse à réfléchir tout en offrant une liberté créative illimitée », raconte-t-elle.
Les effets spéciaux du 8e art
Pour Marc Da Cunha Lopes, photographe français qui travaille principalement pour la publicité, l’arrivée de l’IA générative lui a permis de (re)aborder l’éditorial mode sans contraintes techniques ou économiques. Bercé par l’illustration et les contes de fictions, l’artiste aime tendre à des univers complexes, voire surréalistes. Un peu à l’instar des effets spéciaux dans le cinéma, l’intelligence artificielle offre des possibilités inventives qui dépassent le réel. Ainsi, pour ses séries AI/lice et Sleeping Beauties, il combine l’outil technologique avec son approche photographie en studio. « En général, j’élabore en amont la direction artistique grâce à un moodboard d’images générées par IA, explique l’auteur. Puis, je l’utilise également pour fabriquer des décors ou des accessoires qu’on ne pouvait pas avoir en studio. Les modèles et la plupart des bijoux ont été photographiés. » Les fonds surréalistes aux allures d’Alice au pays des merveilles ou les ornements improbables présents sur ses images n’auraient peut-être jamais vu le jour sans l’IA.
Cet outil, Marc Da Cunha Lopes l’exploite avec réflexion et critique. Il vient agrémenter son univers, le sublimer, mais l’artiste se plaît à laisser des « petites anomalies, des petits glitchs, des choses un peu bizarres pour justement donner des indices », raconte-t-il. Dans Sleeping Beauties, un chien est créé avec une IA. Ses oreilles ou sa posture semblent étranges. Il gêne, mais en même temps, il a sa place sur cette image. « L’IA peut apporter une liberté quasi infinie dans les modifications de la photographie ou dans la création d’accessoires qui dépassent la logique économique de production de mode », remarque-t-il en précisant que le médium restera relativement protégé, car il demeure une représentation du réel, des humain·es et des objets manufacturés notamment dans le luxe, la mode et la publicité.
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Normes de beautés (im)muables
Si on parle de représentation du réel en photographie, l’IA semble avoir cette capacité de la narguer. Car finalement a-t-on besoin du réel constamment ? Est-il forcément bon ou juste ? Et en photographie de mode, revient la question de la redéfinition des normes de beauté, grâce (ou à cause) de l’intelligence artificielle. Comment, en tant que photographe, l’aborde-t-on ? Comment challenge-t-on l’ordre établi à l’heure où l’IA a restitué du souffle à la quête de l’hyperperfection ? Selon la lecture analytique de Nemo Chen, plutôt que de repenser ces normes, l’IA révèle une certaine vérité de la beauté. « Chaque modèle est formé sur une base de données différente et les algorithmes travaillent sur des données qui sont enracinées dans les perspectives humaines, explique-t-elle. Lorsque vous demandez à une IA de parler de “beauté” ou de “mode”, il est fort probable qu’elle produise une réponse stéréotypée, standardisée, distillée à partir de vastes ensembles de données. » L’IA renforce les clichés, car elle se nourrit de ce qui existe, elle s’entraîne sur des prototypes conçus par l’humain·e qui est déjà nourri·e d’idées reçues. « C’est vrai dans l’image et c’est vrai dans les mots qu’on utilise dans les prompts, ajoute Marc Da Cunha Lopes. En se servant sur des banques d’images, notamment celles qui proviennent de la mode, l’IA reproduit ces visages sans imperfections. C’est difficile d’avoir des traits imparfaits qui font la qualité de monsieur ou madame tout le monde. »
Cependant, dans sa série Sauvages, entièrement réalisée à l’aide d’une IA générative, l’artiste français part à la recherche de codes de beauté alternatifs. Des corps albinos, des visages aux traits anguleux et puissants, des cheveux flamboyants. En fin de compte, c’est à nous, humain·es de briser nos stéréotypes liés à la mode, liés à ce qui doit être plaisant, plutôt qu’à l’intelligence artificielle. Nemo Chen conclut avec une réflexion pertinente. Elle conçoit l’IA comme étant éventuellement notre lanceuse d’alerte : « Par essence, l’IA ne crée pas de nouvelles normes esthétiques, elle amplifie et expose les préjugés existants. Elle nous montre que ce que nous appelons “beauté” est un résultat fondé sur des données, influencé par des facteurs culturels, commerciaux et historiques. Lorsque les images générées par l’IA commencent à manifester de façon répétée une esthétique spécifique, elles renforcent involontairement, voire approfondissent, ces perceptions standardisées. Ainsi, plutôt que de redéfinir la beauté, l’IA nous rend plus conscient·es de la manière dont ces normes sont construites et diffusées. »
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