Fisheye Magazine : Pourquoi es-tu devenue photographe ?
Ida Jakobs : Alors, ça n’est absolument pas pédant mais ça peut le paraître : je ne suis pas devenue photographe, je suis photographe. Je ne sais pas comment le dire autrement… La différence, c’est qu’avant je gardais ça pour moi. Il y a deux ans, j’ai pris conscience que ce n’était plus possible pour moi de ne pas faire de photos. J’ai 37 ans et ça fait 12 ans que je travaille dans le théâtre et la communication. Je travaillais autour de l’image mais, ce n’était pas mes images. Aussi, ma mère a été photographe. Je me rappelle qu’elle tirait ses photos dans un coin de la maison et, quand j’étais très jeune, elle m’a filé son appareil. Donc je baigne là-dedans depuis belle lurette.
Quelle est ton approche de la photographie ?
Humaniste. Ce qui m’habite, c’est de montrer que nous sommes tous égaux. Que nous sommes juste des Hommes, rien que des Hommes et rien de plus. Que c’est beau l’humanité, c’est précieux. C’est complètement con et naïf mais… J’ai ce sentiment que l’humanité, c’est si peu et du coup, j’essaye d’en attraper quelques bribes, de faire passer un message de tolérance. Mais je m’en rends compte après coups, tu vois ? Quand je fais mes photos, je ne pense à rien d’autres qu’à mes photos. Le reste, ça vient tout seul.
Comment est née « La vie devant soi » ?
Ça faisait longtemps que je faisais des photos avec ma grand-mère dans cette maison de retraite. En fait, un jour je lui ai rendue visite avec mon appareil, je l’ai photographiée et elle a adoré ! Je me suis dit qu’on pouvait faire quelque chose à faire ensemble – parce que dans une maison de retraite, il n’y a rien d’autre à faire que de se lamenter. Du coup, j’ai commencé à la prendre beaucoup en photo. Ça ressemblait plus à un reportage et ce n’est pas ce que je voulais faire. Puis c’était un peu ridicule et ennuyeux. Jusqu’au jour où j’ai participé à un stage avec Michael Ackerman : ça a été un déclic. Ensuite j’ai suivi une formation à l’ETPA de Toulouse. Tout ceci m’a conduit à ce projet réalisé entre 2013 et fin 2015. Avec ma grand-mère d’abord. Mais comme notre duo me paraissait trop restreint, je suis allée cherchée ma mère et sa tante.
Quelle a été la réaction de ta mère et de ta grande tante lorsque tu leur a proposé de se joindre au projet ?
« Génial, d’accord, on vient ! ».
Les images de la série sont donc des mises en scènes, dans la chambre de ta grand-mère ?
La maison de retraite est un endroit assez insupportable et assez désuet. La première idée que j’ai eue c’est de cacher ces murs qui me débectent et me rappellent que ma grand-mère ne va pas sortir de là autrement que morte. C’est sordide et c’est affreux. Alors j’ai imaginé une sorte d’endroit du possible pour cacher cette réalité et créer autre chose.
Quelle est cette « autre chose » ?
C’est un jeu très sérieux que j’ai voulu partager.
Comment se déroulaient les séances de prises de vue ?
Comme je le disais c’était un jeu très sérieux, donc hyper dirigé. On se donnait rendez-vous à la maison de retraite et on amenait tout notre bazar. Je fermais la porte à clé. On poussait tous les meubles. Je faisais mes petits trous dans le mur pour poser le rideau… C’était un travail commun. Tous les éléments de décors sont des éléments de notre vie. Le tapis au sol, c’est ma grand-mère qui l’a fait. La couverture blanche aussi. Le fauteuil dans lequel elle est assise sur plusieurs photos, elle l’a depuis trente ans. Moi j’ai acheté le fauteuil Emmanuelle, il n’a pas d’histoire mais il m’a plu à fond [rires].
Pourquoi avoir choisi de dévoiler vos nudités ?
Un jour, j’ai dû laver ma grand-mère. Je ne l’avais jamais vu nue… Et je l’ai trouvée tellement belle ! J’étais émue, vraiment ! C’est con à dire, mais elle m’a éblouie. Notre société a tellement d’à priori extrêmement pénibles sur la vieillesse… J’ai grandi entourée de personnes âgées et leur présence dans une famille est, pour moi, essentielle. J’ai donc eu ce déclic : montrer combien une vieille femme pouvait être belle.
Est-ce que c’est simple de photographier sa famille ? Et de se prendre en photo avec elle ? Surtout quand il s’agit de poser nue ?
Ça a été ultra simple ! Si ça n’avait pas été le cas, ça n’aurait pas été du tout. Enfin, ça été surtout très facile pour ma grand-mère et sa sœur : à cet âge, je pense qu’il est possible de se dire qu’il n’y a rien à perdre et tout à donner. C’est aussi la raison pour laquelle j’ai décidé de montrer ce projet : tout le monde ne peut pas se mettre en scène comme ça a été le cas pour nous avec « La vie devant soi ». Je crois que c’est assez exceptionnel. À mon sens, c’est essentiel de se connaître à ce point.
Est-ce que le noir et blanc, c’est plus facile que la couleur ?
J’aime beaucoup la couleur mais, je crois que je vois mieux en noir et blanc. Pour « La vie devant soi », je ne voulais pas de couleur. Ça rend les choses tellement réelles et tellement dures, que ça aurait écrasé les scènes dans ce qu’elles ont de réel. Très vite j’ai senti que la couleur sur le corps, ça allait être vraiment très pénible – alors que justement je voyais ces corps tellement beaux. Je ne voulais surtout pas risquer de les montrer trop crument.
Quelles ont été tes inspirations pour cette série ?
Je lis beaucoup. La vie devant soi est d’ailleurs le titre d’un livre de Romain Gary. À l’origine de cette série, il y a aussi ce bouquin d’Hervé Guibert, Suzanne et Louise, que je vénère depuis longtemps. C’est un auteur extraordinaire ! Et il se trouve que les personnages de Suzanne et Louise me rappelaient beaucoup ma grand-mère et sa sœur. C’est comme ça que m’est venue l’idée de faire une fiction.
Au final, est-ce que c’est facile d’exposer un projet aussi personnel, intime et dans lequel tu t’es autant investie ?
Oui. Parce que j’aime cette connexion qui existe entre l’image et le regard du spectateur. Du coup, ce n’est pas risqué pour moi d’exposer ce travail. Ce rapport intime, c’est ce que je recherche.
Comment tu décrirais en trois mots cette expérience que tu as vécue ?
Exceptionnelle. Unique. Terrible.