« À ImageSingulières, nous avons l’habitude de prendre le pouls du monde qui nous entoure. Le moins que l’on puisse dire c’est que ce monde-là ne va pas aussi bien que nous pourrions l’espérer. Pandémie, inflation, conflits sociaux, crise climatique, guerre à nos portes, peu de choses nous sont épargnées et le festival lui-même ne peut se tenir à l’écart de tout ça. » Valerie Laquittant et Gilles Favier, tous deux directeurs du festival ImagesSingulières, donnent le ton. Hausse des prix des matières premières, baisse des subventions… Il est vrai que l’économie du 8e art a été fragilisée cette dernière année. Et à Sète, le festival dédié à la photographie documentaire a dû s’adapter en recentrant notamment sa 15e édition au centre-ville, autour du Centre photographique documentaire, un lieu animé à l’année. « La photographie n’est pas une chapelle. Les images doivent être vues ! », lançait Gilles Favier durant le week-end d’ouverture. Concrètement, la crise économique n’a aucunement remis en cause la gratuité, un des principes fondamentaux de l’événement. Cette 15e édition affiche un engagement certain sur le plan artistique aussi.
Prendre le pouls du monde donc. Felipe Fittipaldi et Éric Garault témoignent des effets de la crise écologique sur les êtres humains et les territoires. Le premier, lauréat du Grand Prix Isem, photographie dans Eustasy la montée des eaux et la transformation du littoral au Brésil. À Atafona, comme dans bien d’autres endroits du monde, le temps s’accélère : les phénomènes d’érosion qui prenaient autrefois des centaines d’années s’observent désormais en une génération. Conséquences directes ? Ville submergée et des centaines de migrations environnementales. Selon Gilles Favier, « la nature a horreur du vide », et il a peut-être bien raison. Toujours au Brésil, Éric Garault interroge la notion d’appartenance à la terre. Il livre avec Roça un passionnant état des lieux du Minas Gerais, une région montagneuse en proie à la déforestation. Que reste-t-il dans cette « mer de montagnes » quand les forêts disparaissent au profit des plantations de café ? Et quand les exploitations agricoles périclitent ? Son « conte paysan » nous immerge dans un espace sauvé grâce à la petite agriculture. Si la transformation des paysages est radicale, il démontre, en documentant le quotidien des paysans, qu’il existe de nouvelles manières de se connecter à la nature, d’épouser son rythme. « Lors de mon dernier voyage, j’ai rencontré des jeunes qui reviennent au Minas Gerais après avoir étudié l’agronomie par exemple. J’ai réalisé que j’ai terminé ce travail en photographiant la renaissance de la roça », précise l’auteur. Le monde paysan est également un sujet dans le viseur de Natela Grigalashvili, une photographe géorgienne dont l’univers a été découvert à l’occasion du précédent prix Isem. Elle propose, avec Village of the Mice, un récit personnel et intime sur sa terre natale désertée. La fin d’un monde agricole, doublée d’un hommage à sa mère avec qui elle se réconcilie sur le tard.
Village of the mice © Natela Grigalashvili
Ou bien on a vu, ou bien on a pas vu
Que reste-t-il du vivant ? Un fil rouge qui nous transporte d’une famille à une autre, et parfois même d’un atelier à l’autre. Rodrigo Gómez Rovira nous ouvre les portes de son espace de travail, transposé pour l’occasion au cyclo, un nouveau lieu d’exposition sétois. Là, le photographe franco-chilien brasse cinquante ans d’histoire, depuis le coup d’État de Pinochet jusqu’à ses dernières années en passant par son exil en France. Ses images ? Elles sont plutôt « des sensations de l’ellipse de temps faite de rêves et de réalités ». Il convoque dans 1973 Chile 2023 la mémoire d’autrefois et celle d’aujourd’hui. Cette même thématique a conduit Lorenzo Castore dans les rues de Sète, durant six à huit semaines. Dans le cadre de sa résidence, cette figure majeure de la photographie italienne immortalise des instants de vie – appartenant tantôt au présent, tantôt au passé – à travers trois chapitres : des portraits situés sur les tombes du cimetière marin, des paysages maritimes et des portraits poignants d’habitants réalisés en intérieur. Il n’est pas le seul à photographier la vie en noir et blanc. Avant lui, Michel Vanden Eeckhoudt capturait le vivant : les ouvriers au travail ou encore les regards pleins de détresse d’animaux dans la rue ou au zoo. « Il avait l’art de s’approcher des êtres humains et des animaux sans les déranger », commente Hugues de Wurstemberger, ami fidèle du photographe belge. Ses images se lisent comme des fables sur la condition humaine, et demeurent une source d’inspiration infinie. « La photographie, c’est très simple, ou bien on a vu, ou bien on a pas vu », expliquait l’auteur.
Cette quinzième édition est aussi une formidable occasion de découvrir les travaux de six photographes de la grande commande sur la France, initiée par le ministère de la Culture, et opérée par la BNF. Sur le même principe que le FSA aux États-Unis après la grande crise de 1929 ou la Datar – documentions du paysage français de 1984 à 1989 – 200 photographes ont participé à la radioscopie de la France, post pandémie. Et pour cette première restitution, le Centre photographique ImageSingulières présente Valerie Couteron, Pierre Faure, Kourtney Roy, Stéphanie Lacombe et Richard Pak. Mentions spéciales à ce dernier qui signe l’affiche du festival avec une image issue de son projet l’Archipel du Troisième Sexe dédié aux Mahu et RaeRae de Polynésie, transgressant la frontière biologique des sexes. Stéphanie Lacombe nous emporte quant à elle à Amiens, auprès des classes populaires essayant de joindre les deux bouts en temps de crise sanitaire. Son travail résonne avec celui de Pierre Faure qui a quant à lui choisi de photographier celles et ceux –10 millions de personnes – qui vivent sous le seuil de pauvreté en France.
Kévin est couvreur en formation, il aime monter sur les toits. De là-haut, il regarde sa ville. Il l’adore. La passagère, c’est Lucy. Le petit voisin, à l’arrière, c’est un peu comme leur gosse. Pendant les vacances, ils le trimballent partout. Ils sont comme une famille, c’est rigolo. Pourtant Kévin ne se mariera jamais. C’est beau juste un jour l’amour. Somme Tout.e © Stéphanie Lacombe / Grande Commande Photojournalisme
1973 Chile 2023 © Rodrigo Gomez Rovira / VU’
France périphérique, Nouvelle Aquitaine © Pierre Faure / Grande Commande Photojournalisme / Hans Lucas
À g. « Belgique, 1993 » et à d. « Ile Maurice, 1991 » © Michel Vanden Eeckhoudt / VU’
Sète #23 © Lorenzo-Castore
Image d’ouverture : Eustasy © Felipe Fittipaldi