Izabela Jurcewicz : J’ai besoin d’examiner l’intégrité de mon corps afin de retrouver la force de mon identité.

08 juin 2023   •  
Écrit par Anaïs Viand
Izabela Jurcewicz : J'ai besoin d'examiner l'intégrité de mon corps afin de retrouver la force de mon identité.

Photographe polonaise, Izabela Jurcewicz a étudié le 8e art dans son pays d’origine et aux États-Unis. Aujourd’hui, elle navigue entre la Pologne, les États-Unis et dernièrement au Mexique, où elle a travaillé sur un projet dans le cadre du prix de la Fondation Rita & Alex Hillman et d’une bourse sélectionnée par le Centre international de la photographie. Dans son projet Body as a negative. Sensation of return, elle analyse, dissèque et représente les mémoires traumatiques inscrites dans son corps à la suite de la découverte d’une grosse tumeur. Interview.

Fisheye : Comment et pourquoi es-tu devenue photographe ?

Izabela Jurcewicz : Je m’intéresse aux beaux-arts depuis toujours. J’aimais dessiner et peindre quand j’étais enfant. Adolescente, j’ai passé pas mal de mon temps libre à aller visiter des expositions. C’est au lycée que j’ai commencé à m’intéresser sérieusement à la photographie. La passion pour le médium est en partie venue avec la consultation de nos albums de famille. Avec l’histoire mouvementée de la Pologne, les carnets de l’enfance de mes parents et de la vie de mes grands-parents et arrière-grands-parents ont soulevé de nombreuses questions et révélé des récits brisés.

Puis, à l’âge de 19 ans, j’ai subi une importante hémorragie interne qui a révélé une tumeur inter-organes, située entre la rate, les glandes surrénales et le pancréas. C’était une grosse tumeur (10 cm de diamètre), dangereuse dès le départ. Cela a conduit à un traitement médical comprenant de nombreux temps d’observation, des scanners et des échographies. Nous étions 300 cas dans le monde, et j’étais la seule en Pologne, à souffrir de cette tumeur particulière – pour laquelle la science n’avait que peu de réponses. Durée de vie considérablement raccourcie ou soins possibles… Ma famille et moi avons dû nous préparer aux deux options… Quelques mois après la première opération, la tumeur est revenue et j’ai subi une nouvelle opération pour détecter le type de cellules présentes. Cette expérience en tant que patiente « exposée », étudiée et scannée a marqué ma manière de percevoir l’être humain. Elle m’a incitée à réfléchir aux différentes utilisations du boîtier et de l’imagination – qu’il s’agisse de corps, d’identités, de l’examen de certaines chaînes d’événements, ou encore de la réécriture de l’histoire. La photographie fonctionne comme un document, et constitue un point de départ intéressant pour mon expression artistique.

Je développe une pratique photographique se concentrant sur la connexion avec le soi et les autres. J’aime dépeindre la fragilité de la condition humaine. Mes autoportraits intimes ainsi que les photographies emphatiques des personnes qui m’entourent montrent une réalité tendre qui questionne l’identité, le corps, la mémoire et le traumatisme.

" Closed And Opened" © Izabela Jurcewicz

 » Closed And Opened » © Izabela Jurcewicz

Tu abordes dans ta série Body as a negative. Sensation of return les mémoires traumatiques inscrites dans le corps – au niveau cellulaire. Quel a été ton processus de création et comment as-tu traduit cela en images ?

Ces expériences médicales – les opérations chirurgicales notamment – vivent comme un négatif photographique dans mon corps et ma vie. Concrètement, j’ai remplacé l’instrument chirurgical invasif par mon appareil photo en tant que dispositif pouvant enregistrer, fusionner et permettre un rituel de guérison. Pour synchroniser le niveau de connaissance de mon corps et de mon esprit, j’ai rejoué le traumatisme et réécrit mes souvenirs, dans le but de les modifier au niveau cellulaire. En même temps, ce travail m’a donné la perspective de voir et de soutenir mon père qui, à l’époque, subissait un traitement intensif contre le cancer. Le projet met en évidence le processus d’engagement emphatique qui redonne une dimension au corps et au moi et développe une capacité à s’associer à la souffrance d’autrui.

Lorsque j’ai entendu parler de l’idée d’une mémoire cellulaire traumatique du corps, j’ai pensé à un négatif. Un négatif est un matériau physique contenant certaines informations sur des événements, enregistrant quelque chose qui s’est produit et qui le conserve. Cela a résonné avec mon vécu du moment : ramener le passé dans le présent, à l’intérieur de mon corps. Je me suis dit que le corps conservait ces informations non traitées jusqu’à ce qu’elles apparaissent un jour à la lumière (dans mon cas, la maladie de mon père) et qu’elles fassent resurgir le passé de mon propre traumatisme médical.

C’est la maladie de ton père qui a donc réveillé ta mémoire cellulaire ?

J’ai toujours été très proche de mes parents. Mon père était une personne accomplie et très appréciée. Je me suis toujours sentie protégée par lui. L’annonce de sa maladie a été un choc pour moi : une personne si forte qui s’est révélée très fragile. Nous étions deux à être confronté·es à la menace d’une maladie en phase terminale dans le noyau familial. L’annonce de sa maladie a mis mon corps en alerte et a ravivé tous les souvenirs traumatisants de mes propres expériences médicales. J’ai compris qu’il se passait quelque chose en moi et que je devais y réfléchir. Éprise d’une profonde empathie pour lui, j’ai commencé à ressentir des tensions psychosomatiques dans mon propre corps. C’est ainsi que j’ai consulté une thérapeute qui m’a présenté le concept de mémoire cellulaire traumatique inscrite dans le corps. J’ai appris que les sources de douleur et d’anxiété se trouvent dans des couches invisibles de l’inconscient et du subconscient. Ces mémoires peuvent se trouver dans tout le corps, dans toutes sortes de cellules, et pas seulement dans le cerveau. La recherche en neurosciences qualifie ces souvenirs traumatiques et autobiographiques de mémoires cellulaires. Dans de telles situations de stress, ces souvenirs traumatiques s’ouvrent dans les cellules comme si je luttais à nouveau pour ma vie sur une table d’opération.

Après avoir retravaillé mes souvenirs, je me suis sentie beaucoup mieux, et j’ai commencé à prendre des photos en rapport avec mon père. Pour mieux comprendre ce qu’il traverse, je l’ai observé. Je ne voulais pas devenir étrangère à sa maladie. La photo « Sitting Up, (After My Father) » est particulièrement mémorable pour moi. Ce soir-là, alors qu’il passait une nuit à l’hôpital, je me suis placée dans son espace à la maison, là où il se trouvait la plupart du temps. Dans son lit médicalisé, j’ai essayé de m’asseoir tout en observant les bas médicaux qu’il devait porter pour contrer les effets secondaires de la chimiothérapie. Cela m’a permis de comprendre ce qui lui arrivait, de mieux communiquer avec lui, et le soutenir. Cette expérience photo m’a forcée à me confronter honnêtement à ses limites physiques.

"Sitting Up" © Izabela Jurcewicz

« Sitting Up » © Izabela Jurcewicz

Tu considères donc le corps comme une archive vivante…

Je me suis intéressée à la manière dont les traumatismes sont stockés non seulement dans le cerveau, mais aussi dans le corps – lorsque le cerveau supprime le traumatisme ou qu’il se trouve même dans la couche subconsciente, il s’agit de la mémoire latente du corps. Elle peut provenir d’événements traumatisants que nous ne nous autorisons pas à traiter, mais aussi de l’enfance et parfois même des expériences et des souvenirs hérités de nos parents et de nos ancêtres – une histoire qui se répercute dans le corps au niveau cellulaire. Ce type de mémoire peut également impliquer des traumatismes transmis discrètement de génération en génération. Les secrets de famille cachés se révèlent dans le corps des générations futures, non seulement en surface, mais aussi dans les peurs transmises, les réactions psychosomatiques et les problèmes de santé.

Quelle a-été l’image qui a déclenché ce travail ?

Il s’agit de la photo de la ré-exécution de la première ablation de tumeur – « Surgery n° I ». Je l’ai prise en sachant que mon père était malade, quelque temps après en avoir initié un travail avec une thérapeute et en ayant à l’esprit le concept de mémoire cellulaire traumatique qu’elle m’avait fait découvrir. Pour cette photographie, j’ai installé un drap médical vert dans mon studio. Allongée, les genoux relevés, j’annule la passivité du corps. En regardant la cicatrice qui se reflète dans un miroir, je déplace et modifie le souvenir. Me voilà à la recherche de la plénitude. Les gants chirurgicaux bleus qui tiennent le miroir ovale font référence à l’événement initial, ainsi qu’à l’action de toucher quelque chose devant être examinée pour le rendre familier. J’ai besoin d’observer l’intégralité de mon propre corps encore et encore afin de retrouver la force de mon identité. La lumière directe est placée sur moi-même. L’appareil photo enregistre et propose un processus de réflexion, agissant comme un observateur silencieux. À travers cet acte, je deviens à la fois chirurgienne, en positionnant l’appareil photo d’un certain point de vue pour me regarder, et patiente, en réfléchissant aux sentiments catalysés dans le corps. Je remarque que chaque image réalisée est une preuve de mes sentiments. Je me vide de leurs résidus et je passe à autre chose. Cette image-là amorce l’histoire et ouvre mon livre. Sa création m’a apaisée, et m’a donné envie de recréer et de rejouer d’autres souvenirs traumatisants.

"Surgery NoI" © Izabela Jurcewicz"Surgery NoII" © Izabela Jurcewicz

À g. « Surgery NoI » à d. « Surgery NoII » © Izabela Jurcewicz

Comment trouver la « bonne » distance sur un tel sujet ?

En travaillant sur Body as a Negative, j’ai toujours pris le temps de traiter ce qui s’était passé, d’y réfléchir et de décider si c’était le bon moment pour passer à autre chose ou si j’avais envie de revisiter le souvenir et de le photographier à nouveau. Travailler sur un souvenir particulier peut parfois s’avérer difficile et il est essentiel de prendre le temps de s’asseoir, d’être, de pleurer… sans se concentrer en permanence sur la photographie. Je me suis souvenue que je faisais cela pour moi, et que c’était censé me servir – je ne me sentais donc pas obligée de faire le travail, même si c’était difficile. Le fait de savoir que je suis responsable et que je contrôle la situation m’a semblé très gratifiant.

Tu as commencé ce projet pour faciliter le processus de guérison, as-tu atteint ton objectif ?

Au début de la maladie de mon père, comme je l’ai mentionné plus tôt, j’ai consulté une thérapeute qui m’a beaucoup aidée et m’a fait découvrir l’idée de la mémoire traumatique cellulaire. En parallèle, j’ai consulté quelques thérapeutes qui travaillaient sur les tensions corporelles. J’ai également participé à des séances de diapasons thérapeutiques et de microkinésithérapie. J’ai littéralement ressenti d’énormes changements au niveau corporel et, plus tard, au niveau mental.

La prise de photos a duré deux ans et je l’ai menée seule, sans consulter de thérapeute durant cette phase. J’ai cependant acheté des diapasons que j’ai utilisés pour me calmer et me centrer si besoin. Ce travail est terminé, car j’ai fait face au traumatisme de mon corps. Je pense que je suis beaucoup plus en contact avec mon propre corps désormais. Je me sens centrée et en bonne santé.

"Vesseks NoI" © Izabela Jurcewicz
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"Healing Bath" © Izabela Jurcewicz
Healing Bath © Izabela Jurcewicz

À g. « Vesseks NoI » et à d. « Healing Bath » © Izabela Jurcewicz

Body as a negative. Sensation of return est une réflexion sur la vie, mais aussi sur le temps… ?

Comme je l’ai écrit dans mon livre, la pratique consistant à demander au corps et au moi d’être « en phase » a ouvert un double processus : une spirale vers le passé et une récupération de ma force vitale inhérente. Deux mots décrivent le temps : chronos (le temps chronologique ou séquentiel) et kairos (le moment opportun pour agir). Alors que chronos est quantitatif, kairos est qualitatif. Chaque fois que je me photographie, j’entre dans le kairos. Un temps qui nourrit l’âme et l’individu. Dans le kairos, il n’y a que le moment présent. Pour y parvenir, nous devons laisser tomber tout le reste. Par conséquent, oui, le fait de travailler sur ce projet m’a offert ce

merveilleux cadeau qu’est l’utilisation spéciale du temps, qui est retiré de la chaîne ordinaire des événements, et qui nous place dans cet état de réflexion et de méditation.

Tu as chois de raconter ton histoire en photographiant des formes du vivant, un mot à ce sujet ?

Vaisseaux. Poissons. Coquillages. Papillons. Spécimens. Vers… Ils deviennent tous des substituts exprimant les états émotionnels et les visions qui s’impriment en moi. Je voulais parvenir à une sorte de libération et reconnaître les formes que ces visions prennent dans le monde réel. L’utilisation d’éléments du monde naturel était très intuitive, mais je pense que cela vient de la fragilité de ces éléments, ainsi que de la fragilité du corps humain. « Vessels No. I » est une double exposition de deux vaisseaux qui, dans cette photographie, s’effondrent en une seule dimension. Je pensais à deux corps, celui de mon père et le mien, qui ont été l’élément déclencheur de cette œuvre.

Quelle relation entretiens-tu avec l’appareil photo désormais ?

J’aime toujours utiliser l’appareil photo comme un observateur silencieux de moi-même, du corps. Je me sens très en sécurité devant la caméra et cela me pousse à me mettre en scène d’une certaine manière. Je suis curieuse de voir ce que la présence de la caméra, focalisée sur moi, va révéler.

Body as a negative. Sensation of return, Yoffy press, 95 p, $40.00

"Inside" © Izabela Jurcewicz

« Inside » © Izabela Jurcewicz

© Izabela Jurcewicz

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