Le photographe Dimitri Daniloff s’est associé à l’artiste plasticien Tamal De Canela pour questionner la réalité et ses perspectives. Ensemble, ils construisent L’humain illimité, un personnage virtuel pourtant ancré dans le réel. Entretien avec l’un de ses géniteurs, Dimitri Daniloff.
Fisheye : Quelle a été ton approche pour la série L’humain illimité ?
Dimitri Daniloff : J’ai suivi une approche assez empirique pour ce travail. C’était une véritable exploration, car il s’agit d’une nouvelle méthode. Je me suis fixé une règle d’unité de lieu, sans chercher la cohérence. Les différents éléments sont scannés et utilisés de façon très brute pour conserver leurs imperfections. L’humain illimité n’est ni de la photo ni de la 3D, ou bien il s’agit des deux en même temps. Pour créer ces images, j’ai utilisé la photogrammétrie. Il s’agit d’un procédé qui consiste à créer des mesures dans une scène, et construire un modèle 3D à partir d’une série de photos et grâce à un logiciel. Je n’ai jamais utilisé Photoshop pour ces images. Je développe avec L’humain illimité une nouvelle façon de concevoir l’image. Jusqu’à maintenant, la 3D cherchait à s’adapter pour ressembler au monde réel. Ici, c’est le réel qui rentre dans l’univers 3D. Les éléments réels ou virtuels sont d’abord créés puis agencés dans un espace. De fait, ces images existent dans l’univers virtuel et il est possible avec un casque de réalité virtuelle (VR) de rentrer à l’intérieur de l’image pour une immersion totale. On peut alors « visiter » l’image et se promener au plus proche des personnages. Cette approche m’a permis de repousser la frontière limitative de l’image 2D en créant une image qui existe sous deux formats différents. On peut désormais être spectateur et acteur.
Comment est née cette envie de tordre la réalité ? La réalité telle que nous la connaissons t’est-elle devenue insupportable ?
Je n’ai pas cette vision pessimiste du monde, de la réalité. Beaucoup de choses me révoltent certes, mais dans mon travail je m’intéresse à l’extension des possibles. Je cherche à dépasser les limitations du corps et de la pensée. Et encore plus dans cette série, dans cet univers ambigu entre la 3D et le réalisme. Voici un espace dans lequel on peut choisir son enveloppe, son apparence et se débarrasser de ce corps qui nous limite. C’est la réalité de deux mondes qui m’intéresse : un nouvel espace virtuel qui s’ouvre à nous. Et c’est cette réalité que j’essaye de définir. Ces deux mondes sont finalement complémentaires. Ils fusionnent.
Quelle est la genèse de ce projet?
J’ai longtemps été frustré par la photo 2D. L’idée originelle est d’emmener physiquement l’humain dans le monde numérique. Et donc de rendre réel ce monde virtuel. J’avais vraiment envie d’une image dans laquelle on puisse entrer de façon physique, tout en sortant du cadre. Grâce à la réalité virtuelle, c’est devenu possible.
Cette série est aussi venue suite à ma découverte de la photogrammétrie. Cette technique me permet de scanner des gens, des objets, enfin tout ce que je veux, sans nécessairement avoir une unité de temps et de lieu dans la capture. Ensuite, j’agence le tout en fonction de ce qui me convient… Ce qui est passionnant pour moi ici c’est que cela dépasse le cadre de la simple photographie. C’est comme si je pouvais sculpter du réel. L’image est créée hors cadre puisqu’elle se situe au départ dans un univers tridimensionnel. L’image finale est en volume et avec une texture.
Sommes-nous des humains illimités ?
Je cherche entre autres à montrer notre capacité à devenir des dieux grâce à l’univers numérique. Nous pouvons désormais dépasser notre corps charnel. Nous avons la possibilité d’être ici et là-bas en même temps. Nous nous déplaçons à des vitesses fulgurantes. Être. Avoir une identité fragmentée, qui nous permet de ne révéler qu’une partie d’elle. Ces images montrent aussi notre imperfection dans ce monde numérique ainsi que notre sensualité au travers de ces bustes qui me rappellent des statues grecques. Nous pouvons choisir notre apparence.
Quelles sont tes influences pour ce projet ?
J’ai clairement voulu rester proche de La laitière de Vermeer (1658). Par ces dimensions humaines, je trouvais que le tableau avait un côté rassurant – par opposition à un univers numérique infini. Et cette fenêtre par laquelle on aperçoit un monde réel nous rassure aussi, elle nous rattache à ce que l’on connaît.
La mythologie m’a également inspiré : j’aime ce point de vue en altitude qui place l’homme virtuel en position de Dieu.
Quelle relation entretiens-tu avec la 3D ?
Je tiens à remercier Tamal De Canela pour sa collaboration dans ce projet. Il s’est occupé de toute la partie 3D, mais aussi du passage en VR. Ici, la 3D n’est qu’une matérialisation d’un univers virtuel. Si les perspectives semblent faussent, elles sont pourtant réelles dans la création. Le but étant de situer cette pièce de l’autre côté de la frontière du réel. C’est un monde en développement perpétuel et qui va encore changer avec la pratique de la photogrammétrie.
La frontière entre réalité, fiction et artifice est fine, comment parviens-tu à trouver le juste équilibre ?
Je peux difficilement dire si l’équilibre est juste. Mais il est certain que le questionnement entre ce qui est réel, irréel, possible et impossible contribue à atteindre ce point d’équilibre. Ce monde irréel devient de plus en plus réel.
Quelle est ta vision du futur, du futur virtuel ?
Le futur ou futur virtuel n’est qu’une disparition de la frontière entre les mondes réel et virtuel. On pourra créer son double qui vivra dans la zone dite « virtuelle » en toute indépendance On naviguera aisément de l’un à l’autre. En fait, ils fusionneront pour ne former plus qu’un. On pourra peut-être vivre dans l’un tout en ayant disparu de l’autre. On pourra peut-être choisir dans quelle « partie » du monde on vie. Et dans la zone que l’on qualifie de virtuelle, on atteindra peut-être l’immortalité grâce aux données accumulées durant notre vie. On pourra aussi peut-être avoir plusieurs identités que l’on vivra chacune de façon différente. Chacun de nos avatars représentera une identité.
© Dimitri Daniloff