Les Statues meurent aussi (Statues also die, en anglais) est un projet issu d’une résidence, puis d’une exposition au Palais de la Porte Dorée en 2019, et devenu un livre paru en 2022 chez Kodoji Press. Conçu par Jan Mammey et Falk Messerschmidt, il est une enquête sur les traces coloniales qui marquent la ville de Paris.
« Très naïvement, tout a commencé par l’idée de visiter le musée d’histoire coloniale, à Paris, en 2013, expliquent Falk Messerschmidt et Jan Mammey. Un musée qui pose un regard critique sur le passé colonial, souvent violent. Il s’est avéré qu’il n’y en avait pas, ni à Paris, ni ailleurs en France, ni en Allemagne – ni même en Europe d’ailleurs. » À l’occasion d’un séjour dans la capitale et d’une résidence de six mois à la Cité internationale des arts en 2016, ces deux artistes pluridisciplinaires, tous deux venus de Leipzig, en Allemagne, font un constat essentiel : l’histoire coloniale n’est traitée par aucune institution spécialisée en France. « “Le point de vue de l’étranger informe l’idylle indigène”, écrit Svetlana Boym », citent-ils. Dans toutes les ruines statuaires qu’ils vont découvrir en sillonnant la ville, et tenter de sonder – avec l’appui de bibliothécaires, d’archivistes et d’historien·nes – , une constante : l’absence de plaque commémorative, rendant impossible leur remise en contexte, alors même que le colonialisme a joué un rôle fondamental dans la formation du pays tel que nous le connaissons aujourd’hui.
À travers une visite guidée de Paris, nous sommes invité·es à arpenter les rues de la ville, vue sous l’œil de la violence et de la domination coloniales. La présence de certains monuments dans l’espace public, visible de tous·tes, persiste. Un certain nombre d’entre eux représentent des militaires blancs, ayant conduit à la traite négrière, à l’esclavagisme et parfois à de véritables massacres. La statue de Joseph Gallieni, place Vauban, aux Invalides, en est un exemple saillant : ce maréchal très respecté encore aujourd’hui aura été l’un des grands artisans de l’extrême violence exercée par les Français·es sur les populations colonisées par la Troisième République. L’édifice est décortiqué dans ses moindres détails, permettant de constater que le personnage repose sur quatre figures féminines, représentant Madagascar, le continent africain, le continent asiatique et enfin, Paris. En poursuivant notre tour, on apprend que le monument intitulé « À la gloire de l’expansion coloniale sous la Troisième République » trône encore dans le jardin d’agronomie tropicale, dans le 12e arrondissement, « un vestige important quoique méconnu de l’Exposition coloniale de 1907 », peut-on lire dans l’ouvrage. Et tant d’autres encore.
Décoloniser l’espace public
Falk Messerschmidt et Jan Mammey parcourent les musées, du Quai Branly – dont l’approche souvent jugée esthétisante et ethnocentrée soulève de nombreuses polémiques – au Musée de l’Homme, héritier du Musée d’Ethnographie du Trocadéro, qui comporte encore un grand nombre d’objets provenant des colonies françaises. Le Palais de la Porte Dorée, qui est l’actuel musée de l’Histoire de l’immigration, situé aux portes du bois de Vincennes, et son bâtiment orné de bas-reliefs représentant les populations esclavagisées est probablement le vestige le plus emblématique de la période coloniale. De même que les statues qui peuplent l’espace public, les musées apparaissent ainsi comme bien loin d’être des lieux neutres.
S’agit-il de faire disparaître ces traces qui n’ont plus leur place dans l’espace public aujourd’hui ? Leur maintien permettrait-il au contraire de prévenir l’effacement de la mémoire collective ? Laissant les lecteurices seul·es juges, l’un et l’autre des auteurs capturent la face sombre mais visible d’une histoire douloureuse, tout en plaidant, cependant, en faveur d’un lieu de mémoire qui pourrait l’exposer, et la questionner. Car une chose est certaine : la manière qu’a la France hexagonale de réagir à sa propre honte par rapport à son histoire est en elle-même révélatrice d’une attitude de fuite vis-à-vis de cette dernière. Pour autant, suffirait-il d’une plaque explicative pour réaliser le travail pédagogique nécessaire ? Car en réalité, c’est la présence même de ces indices de la violence coloniale dans les lieux que nous pouvons fréquenter au quotidien qui est interrogée à travers cette œuvre.
16.5 x 22.5 cm
276 pages
25 €
Un livre inspiré d’un documentaire
Pour bien saisir les enjeux derrière l’ouvrage, revenons sur une œuvre qui l’a précédé et marqué jusque dans son titre. Les Statues meurent aussi, c’est d’abord un documentaire de Chris Marker, Alain Resnais et Ghislain Cloquet, qui évoque ces œuvres volées sur le continent africain, exhibées dans les collections muséales françaises, et dont les visiteurices cherchent encore et toujours à sonder l’âme et la portée. Pour les réalisateurs de ce moyen-métrage de 1953, pourtant, le verdict est irrévocable : « Un objet est mort quand le regard vivant qui était posé sur lui a disparu », déclare la voix du narrateur – proclamant ainsi la mortalité de ce peuple de statues qui habite les espaces d’exposition. La forme d’universalisme dont se revendiquent ces musées semble alors un postulat bien illusoire, empreint d’un regard impérialiste proche de celui qui a animé la puissance coloniale aux 19e et 20e siècles. S’inscrivant dans le prolongement de ce film devenu culte, Falk Messerschmidt et Jan Mammey témoignent de l’actualité des questionnements qu’il soulève. « En interrogeant le statu quo de la relation de la France avec son passé de colon, qui se manifeste par des monuments et d’autres vestiges demeurant dans le domaine public, nous avons essayé de suggérer que ces lieux sont liés et soumis à un récit colonial plus vaste, très conflictuel et ambigu », révèlent-ils.
L’impossible réparation
Une nouvelle sous forme de journal intime, rédigée par l’écrivain Arno Bertina, accompagne les images de l’ouvrage. Un enquêteur de police s’y oppose à une archiviste, tous·tes deux déchiré·es par des pulsions contradictoires, qui sont celles-ci : détruire une histoire honteuse ou la préserver, restituer ou laisser le passé s’effondrer. C’est cette même oscillation qui anime notre duo d’artistes. Les clichés composant le livre, capturés souvent de nuit, en intérieur comme en extérieur, semblent empreints du regard de l’inspecteurice sur une scène de crime. Les Statues meurent aussi, grande immersion dans une histoire relativement récente et négligée par les récits dominants, contribue à l’établissement d’une base de compréhension des enjeux contemporains liés aux ruines omniprésentes avec lesquelles nous cohabitons. Réparer cette histoire, pourtant, en tant qu’artistes, est chose impossible. « D’après ce que j’ai appris sur les horreurs de l’histoire, j’irais même plus loin que cela, assène Falk Messerschmidt. Peut-être que George Eliot (romancière britannique de l’époque victorienne, ndlr) avait raison après tout : “Pour les yeux qui se sont attardés sur le passé, il n’y a pas de réparation complète.” »