À coups de flash, de portraits horrifiques et de fausses séances de torture, Karolina Wojtas donne vie, dans We can’t live – without each other, à ses pires fantasmes et « maltraite » avec beaucoup d’humour son petit frère. Une collection de portraits aussi hilarants que dérangeants qui illustrent à merveille l’âme d’enfant de la photographe polonaise. Entretien.
Fisheye : Qui es-tu, Karolina ?
Karolina Wojtas : J’ai 25 ans et je suis une grande enfant. J’essaie sans cesse de jouer à la photographe, et parfois à l’artiste. J’aime le chocolat, les chips et les glaces, et je suis ravie d’être enfin au printemps.
D’où viens-tu ?
Je viens d’une petite ville du sud-est de la Pologne, aussi absurde qu’ennuyeuse. Mon enfance était géniale. Je me souviens de quitter la maison chaque matin pour ne rentrer que tard le soir. Nous courions dans les rues, faisions du vélo… Nous avons organisé des expositions de bicyclettes, vendu des bateaux en papier, organisé des mariages (avec des bagues fabriquées à partir de tubes de métal), lancé des référendums pour changer le nom des rues. Notre imagination était sans borne, et puis nous avons grandi. J’ai fini par transformer les gens en souvenirs, couverts de paquets de cigarettes – des véritables comme des dominos. C’était un mélange d’expériences intéressant.
Et qu’es-tu devenue ?
Je pense que j’essaie de rester gamine le plus longtemps possible. Je joue à la photographie, et je me permets d’expérimenter avec tout ce qui me passe par la tête, même mes pires idées – j’ai par exemple fabriqué un toboggan, et mis des paillettes sur mon espace d’exposition (mais je ne le ferai plus, j’apprends de mes erreurs). Créer est quelque chose d’amusant pour moi, c’est pour cette raison que ça me vient aisément. J’ai obtenu mon diplôme universitaire l’année dernière et je m’essaie aujourd’hui à la vie active. Mais je passe la plupart de mon temps à grignoter, boire du coca et regarder des séries télé pseudodocumentaires.
Comment as-tu découvert la photographie ?
Je n’en sais rien… Je crois que ce qui m’a d’abord fascinée, c’est la magie du flash – je ne savais pas comment l’utiliser, et je gardais mon doigt appuyé dessus, ce qui déclenchait des sortes de mini explosions, c’était très intrigant. Ou bien c’étaient les photos de famille, où la plupart des membres avaient la tête coupée. À l’époque, les blogs étaient très populaires, et plusieurs ami·es me demandaient de prendre des photos, qui recevaient ensuite beaucoup de commentaires et de likes. Je pense que ça m’a encouragé… Même si je ne crois pas être si douée pour cela, puisqu’ils ne m’ont jamais recontactée !
J’ai décidé que je voulais en faire mon métier à douze ans, après avoir vu une émission sur la Lodz Film School et découvert qu’on pouvait étudier ce médium. Je me suis par la suite demandé si c’était une si bonne idée, mais je n’ai jamais eu le courage de me plonger dans quelque chose de plus sérieux. En école d’art, j’ai essayé plusieurs disciplines : la peinture, la sculpture, le design… Mais la photographie a gagné. La peinture et le dessin demandaient plus d’effort, et il faut dire que je suis assez paresseuse… Le nombre de croquis derrière une seule œuvre m’en a dégouté jusqu’à aujourd’hui ! Et puis, je pense que j’ai également pris cette voie par colère : on m’avait dit que ce n’était pas un métier de femme ! Qu’elles devaient rester à la maison élever des enfants…
Comment construis-tu tes images ?
Mes images sont laides, étranges, insensées – il s’agit d’une combinaison de documentation, de mises en scène et d’heureux accidents. Généralement, je commence par construire une nature morte, puis j’attends que quelqu’un tombe ou détruise mon décor en lui donnant un coup de pied… N’importe quoi d’imprévu. C’est probablement ce qui m’intéresse le plus dans la photo.
C’est une manière assez immature d’aborder le travail. J’adore les erreurs, l’imprévisibilité. Je ne veux pas penser à la cohérence de quoi que ce soit, je préfère commencer à faire, puis décider ensuite.
Quelle est l’origine de la série We can’t live – without each other ?
J’ai toujours photographié mon frère, mais jamais de manière sérieuse. Il m’a souvent aidé à créer, parce que nous sommes très proches, et j’ai multiplié les portraits de lui sans savoir quoi en faire. Puis, il y a environ quatre ans, j’ai dû créer un nouveau projet pour participer à l’ING Talent Award, et j’ai réalisé que je pouvais faire de lui mon sujet.
Je me suis ensuite souvenue d’une anecdote : lorsque j’avais environ 4-5 ans, mes parents m’avaient demandé si je voulais un petit frère ou une petite sœur, et je leur avais répondu que non, que j’allais les tuer avec une hache et les manger si cela arrivait. C’est un souvenir génial, qui m’a permis de rendre mon projet plus cruel – mais toujours en blaguant. J’ai ensuite trouvé plein de conversations sur divers forums énumérant des tortures à faire subir à ses frères et sœurs. Ça a démarré ainsi.
Qu’en est-il de ta relation avec ton frère ?
Elle est géniale, on s’adore. Tout est faux, n’ayez aucune inquiétude : il va bien ! Les liens familiaux sont les plus importants : on partage des souvenirs, des soucis. Si la vie nous sépare parfois, on sait qu’on sera toujours là l’un pour l’autre. Nous avons douze ans d’écart, et si je me suis beaucoup occupée de lui, c’est en fait lui qui est le plus mature de nous deux. J’ai toujours des idées farfelues et il ne cesse de me demander pourquoi je suis si bête.
Concevez-vous les images à deux ?
Nous avons toujours travaillé en duo : nous avons conçu ensemble les fausses blessures, le sang, les différents accessoires. Au fil du temps, il s’est de plus en plus intéressé à la création d’images et rêve maintenant de devenir acteur ! Il a beaucoup d’idées de nouvelles tortures en tête… Le projet est loin d’être fini. Si pour l’instant il y a beaucoup plus de photos de lui que de moi, je pense que cela changera prochainement. J’ai hâte de pouvoir ajouter de nouvelles strates à cette histoire.
Ton accrochage en exposition est d’ailleurs constitué de couches d’images suspendues, pourquoi présenter ce projet ainsi ?
En effet. À Paris Photo, l’installation était petite, mais à Foam, j’ai pu agrandir l’accrochage : il mesure maintenant 318 x 477 centimètres et est suspendu au plafond ! J’ai choisi de diviser le projet en deux parties : l’une représente uniquement mon frère, et l’autre m’inclut. C’est visuellement assez ridicule. Les gens doivent toucher les images, les tirer vers eux pour découvrir les autres couches cachées. J’aime les encourager à travailler en équipe pour pouvoir manier plus facilement cette installation énorme. J’ai également ajouté des petites boîtes en bois dont les formes sont inspirées par les objets de torture du Moyen-Âge, et à l’intérieur desquelles se trouvent d’autres clichés.
J’avais envie de jouer avec les échelles : lorsqu’on est jeune, on a l’impression que tout est gigantesque. Ma scénographie fait écho à cette sensation : on peine à voir ce qui se trouve à l’intérieur. Je travaille également sur un livre qui garderait cette dynamique : ce sera un ouvrage énorme, absurde et en plastique, à emporter dans son bain !
L’humour est omniprésent dans ton travail…
Oui ! Je ne suis pas très douée pour raconter des blagues, mais j’essaie toujours de réaliser des images drôles. Et je m’amuse en les créant. J’ai souvent des accidents : je tombe en pleine rue, des oiseaux font leur besoin sur ma tête… Je serais incapable de travailler de manière sérieuse, ça ne serait pas moi. Peut-être qu’un jour, je grandirais… Mais pour l’instant j’essaie de faire quelque chose inspiré par les mauvais films d’horreur, les cartoons, et les forums internet.
Tu nous parles d’une de tes images ?
Celle de la communion de mon frère est devenue populaire il y a peu (ci-dessous). Elle est inspirée par une photo qui avait pas mal circulé sur internet il y a quelques années, avec une femme et des billets à ses pieds. J’adore recréer des clichés populaires. Alors avec mon frère, nous avons collecté de l’argent, emprunté l’ordinateur de notre grand-père… Lorsque j’ai publié cette photo pour la première fois, elle a reçu des likes puis elle est tombée dans l’oubli, avant de ressurgir il y a deux ans, parce que quelqu’un en avait fait un meme ! Un photographe l’avait même ajouté à son portfolio, et quand je l’ai contacté pour lui préciser qu’il s’agissait de mon image, il m’avait répondu : « c’est impossible, c’est un meme, il n’y a pas de droits d’auteur ». C’était étrange de me dire que les gens pouvaient en faire ce qu’il voulait, dire ce qu’ils souhaitaient de mon frère. Ils pensaient simplement qu’il s’agissait d’une véritable photo et pas d’une mise en scène.
Quelles sont tes sources d’inspiration ?
Je ne photographie rien de joli. Je pense que mon environnement est un super terrain de jeu : le kitsch et l’exagération sont des éléments formidables.
Les photographes que j’aime regarder sont celles d’amateur·ices, capturant des situations incroyables, qui nous poussent à nous demander comment elles peuvent arriver. Ces images me touchent, me donnent envie d’apprendre à shooter de telles situations. Ma seule solution pour y parvenir ? Voler ces clichés, en recréant ces actions et en usurpant leurs créateurs. Les groupes Facebook thématiques, les profils sur les réseaux sociaux et sur les applications de rencontres sont donc mes principales sources d’inspiration. J’adore également les vieux livres, devenus obsolètes, dont les illustrations semblent aujourd’hui avoir une tout autre signification.
J’habite dans une ville où se trouvent un Colisée et une pyramide : c’est tellement kitsch ! On fait semblant d’être riches, mais notre manière de nous projeter n’est jamais belle. J’ai grandi à une époque où les paillettes dans les cheveux, les froufrous et les sacs et chaussures verts et rouges étaient à la pointe de la mode. Entourée par de la laideur – mais il y a une certaine beauté dans tout cela, finalement.
© Karolina Wojtas