Jusqu’au 17 septembre 2023, le Jeu de Paume rend hommage à l’œuvre de Johan van der Keuken au travers d’une grande rétrospective intitulée Le rythme des images. Un ensemble d’une centaine de courts-métrages et de tirages d’époque, retraçant l’ensemble de la carrière du photographe et cinéaste néerlandais, sont à découvrir.
« J’ai été formé par la tradition de l’œil vagabond et solitaire – un mythe que j’avais fait mien depuis mon adolescence. Je flânais entre 18 et 20 ans dans Paris. Je manquais les cours de l’école du cinéma quand je pouvais, je faisais de la photographie. Je tentais de traiter ce grand thème de l’homme dans la métropole, et luttais pour en tirer quelque chose de personnel », expliquait Johan van der Keuken dans Photographe et cinéaste, en 1984. Initié au 8e art par son grand-père à l’âge de 12 ans et auteur d’un premier ouvrage à seulement 17 ans, cet artiste inclassable et précoce a toujours eu à cœur d’exprimer son rapport avec les dynamiques sociétales. Faisant du corps et la ville et des énergies qui en émanent ses domaines de prédilection, le photographe et cinéaste néerlandais sonde la complexité du monde alentour en faveur d’une meilleure compréhension de l’autre. Des milliers de clichés et une cinquantaine de films résulteront de cette vaste quête, marquée par des sentiments d’errance et de désolation.
À la lisière du documentaire et de l’expérimentation, toujours en étroite relation avec le réel, son grand-œuvre a rapidement acquis une renommée mondiale. Le Jeu de Paume en accueille, en ce moment même, quelques fragments agencés au sein d’un parcours thématique, confrontant des tirages d’époques, issus de collections néerlandaises ou de prêts de la MEP, à une sélection de courts-métrages. À cela s’ajoutent des écrits, mais également les maquettes originales de certains de ses premiers livres photographiques – une première en France. Caractéristique de sa pratique, ce large échantillon souligne un besoin d’interroger en permanence notre perception de toute chose, de dissocier la surface plane, soit la surface de l’image fixe ou animée, de la représentation des espaces. La mobilité du cadre se lit ainsi « comme une métaphore de son engagement social avec le monde », remarque l’institution.
Soulever les limites du cadre
Au fil de ses créations, Johan van der Keuken fait voler la narration en éclats. S’il désire ardemment représenter le réel, celui-ci doit livrer ses aspects les plus bruts afin de révéler une vérité intérieure. Pour ce faire, l’artiste a régulièrement recourt au montage expérimental. Un son ou un rythme précis vient lier différents fragments de vie quotidienne aux perspectives contrastées jusqu’à élaborer un langage visuel et poétique singulier. À partir des années 1970, la politique s’immisce dans son travail. À l’image, les conséquences de décisions prises par les gouvernements agrémentent son discours et témoignent de vives tensions qui scindent alors le Nord et le Sud. Influencé par les mouvements anthropologiques, il défend à son tour l’idée selon laquelle la justice et la démocratie ne sont pas des concepts abstraits, mais bien des émotions incarnées et vécues par les populations.
Cette réflexion l’amène finalement à reconsidérer le rapport entre l’image et le sujet qu’elle donne à voir, à soulever les limites du cadre que lui offre la photographie. En ce sens, Johan van der Keuken perçoit la ville comme un corps à part entière, animé par le souffle et la vitalité des êtres qui la composent. Cette thématique, qui s’impose comme le fil conducteur de sa pratique, met en évidence toute la pertinence de penser son œuvre dans sa globalité, de suivre le rythme des images. En parallèle, la création visuelle s’érige également comme une forme d’art chargée de mémoire et interroge d’autres contours : les nôtres. « Ce dont on se souvient, ce sont souvent déjà des images filmées ou photographiées. L’image nous vole presque notre mémoire, car elle s’y substitue. Le travail de la mémoire est plus douloureux quand on cherche à trouver des sensations derrière ces images. C’est aussi entre autres pour cette raison que je voulais voir Sarajevo. Est-ce que dans dix ans, quand le décor aura totalement changé, nous saurons encore ? », notait à juste titre Johan van der Keuken au crépuscule de sa vie.