Johan van der Keuken : l’aventure d’un regard au contact du réel

Johan van der Keuken : l’aventure d’un regard au contact du réel
Yvonne et Georgette, Achter glas 1956, Collection Maison Européenne de la Photographie © Johan van der Keuhen / Noshka van der Lely
Wij zijn 17, 1955. Collection Universitaire Bibliotheken Leiden © Johan van der Keuken / Noshka van der Lely

Jusqu’au 17 septembre 2023, le Jeu de Paume rend hommage à l’œuvre de Johan van der Keuken au travers d’une grande rétrospective intitulée Le rythme des images. Un ensemble d’une centaine de courts-métrages et de tirages d’époque, retraçant l’ensemble de la carrière du photographe et cinéaste néerlandais, sont à découvrir.

« J’ai été formé par la tradition de l’œil vagabond et solitaire – un mythe que j’avais fait mien depuis mon adolescence. Je flânais entre 18 et 20 ans dans Paris. Je manquais les cours de l’école du cinéma quand je pouvais, je faisais de la photographie. Je tentais de traiter ce grand thème de l’homme dans la métropole, et luttais pour en tirer quelque chose de personnel », expliquait Johan van der Keuken dans Photographe et cinéaste, en 1984. Initié au 8e art par son grand-père à l’âge de 12 ans et auteur d’un premier ouvrage à seulement 17 ans, cet artiste inclassable et précoce a toujours eu à cœur d’exprimer son rapport avec les dynamiques sociétales. Faisant du corps et la ville et des énergies qui en émanent ses domaines de prédilection, le photographe et cinéaste néerlandais sonde la complexité du monde alentour en faveur d’une meilleure compréhension de l’autre. Des milliers de clichés et une cinquantaine de films résulteront de cette vaste quête, marquée par des sentiments d’errance et de désolation.  

À la lisière du documentaire et de l’expérimentation, toujours en étroite relation avec le réel, son grand-œuvre a rapidement acquis une renommée mondiale. Le Jeu de Paume en accueille, en ce moment même, quelques fragments agencés au sein d’un parcours thématique, confrontant des tirages d’époques, issus de collections néerlandaises ou de prêts de la MEP, à une sélection de courts-métrages. À cela s’ajoutent des écrits, mais également les maquettes originales de certains de ses premiers livres photographiques – une première en France. Caractéristique de sa pratique, ce large échantillon souligne un besoin d’interroger en permanence notre perception de toute chose, de dissocier la surface plane, soit la surface de l’image fixe ou animée, de la représentation des espaces. La mobilité du cadre se lit ainsi « comme une métaphore de son engagement social avec le monde », remarque l’institution. 

Passant, 1982. Collection Noshka Van der Lely, Amsterdam © Johan van der Keuken / Noshka van der Lely
Passant, 1982. Collection Noshka Van der Lely, Amsterdam © Johan van der Keuken / Noshka van der Lely
Passant, 1982. Collection Noshka Van der Lely, Amsterdam © Johan van der Keuken / Noshka van der Lely
Paris, 1956-58. Collection Maison Européenne de la Photographie © Johan van der Keuken / Noshka van der Lely

Soulever les limites du cadre

Au fil de ses créations, Johan van der Keuken fait voler la narration en éclats. S’il désire ardemment représenter le réel, celui-ci doit livrer ses aspects les plus bruts afin de révéler une vérité intérieure. Pour ce faire, l’artiste a régulièrement recourt au montage expérimental. Un son ou un rythme précis vient lier différents fragments de vie quotidienne aux perspectives contrastées jusqu’à élaborer un langage visuel et poétique singulier. À partir des années 1970, la politique s’immisce dans son travail. À l’image, les conséquences de décisions prises par les gouvernements agrémentent son discours et témoignent de vives tensions qui scindent alors le Nord et le Sud. Influencé par les mouvements anthropologiques, il défend à son tour l’idée selon laquelle la justice et la démocratie ne sont pas des concepts abstraits, mais bien des émotions incarnées et vécues par les populations.

Cette réflexion l’amène finalement à reconsidérer le rapport entre l’image et le sujet qu’elle donne à voir, à soulever les limites du cadre que lui offre la photographie. En ce sens, Johan van der Keuken perçoit la ville comme un corps à part entière, animé par le souffle et la vitalité des êtres qui la composent. Cette thématique, qui s’impose comme le fil conducteur de sa pratique, met en évidence toute la pertinence de penser son œuvre dans sa globalité, de suivre le rythme des images. En parallèle, la création visuelle s’érige également comme une forme d’art chargée de mémoire et interroge d’autres contours : les nôtres. « Ce dont on se souvient, ce sont souvent déjà des images filmées ou photographiées. L’image nous vole presque notre mémoire, car elle s’y substitue. Le travail de la mémoire est plus douloureux quand on cherche à trouver des sensations derrière ces images. C’est aussi entre autres pour cette raison que je voulais voir Sarajevo. Est-ce que dans dix ans, quand le décor aura totalement changé, nous saurons encore ? », notait à juste titre Johan van der Keuken au crépuscule de sa vie.

Logement pour étudiant. Weesperstraat, Amsterdam 1966 Collection Het Nieuwe Instituut, Rotterdam © Johan van der Keuken / Noshka van der Lely
Logement pour étudiant. Weesperstraat, Amsterdam 1966 Collection Het Nieuwe Instituut, Rotterdam © Johan van der Keuken / Noshka van der Lely
Paris, 1956-58. Collection Maison Européenne de la Photographie © Johan van der Keuken / Noshka van der Lely
Paris, 1956-58. Collection Universitaire Bibliotheken Leiden © Johan van der Keuken / Noshka van der Lely
Montagnes dehors, montagnes dedans, Plan de la Tour, 1975 © Johan van der Keuken
Paris, 1956-58. Collection Maison Européenne de la Photographie © Johan van der Keuken / Noshka van der Lely
À lire aussi
Paris, le monde, la mode : les désirs et obsessions de Frank Horvat
Le Sphinx, en coulisse, place Pigalle, Paris, 1956. Tirage argentique moderne © Studio Frank Horvat, Boulogne-Billancourt
Paris, le monde, la mode : les désirs et obsessions de Frank Horvat
Jusqu’au 17 septembre 2023, le Jeu de Paume présente la première exposition d’envergure consacrée à Frank Horvat depuis sa disparition….
26 juin 2023   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Les études « méta-photographiques » de Thomas Ruff
Les études « méta-photographiques » de Thomas Ruff
Jusqu’au 28 août, le MAMC+ organise la toute première exposition d’envergure consacrée à Thomas Ruff en France. Tout au long de sa…
10 juin 2022   •  
Écrit par Apolline Coëffet
Explorez
Isabelle Vaillant : récits d’une construction intime
© Isabelle Vaillant
Isabelle Vaillant : récits d’une construction intime
Jusqu’au 19 mai 2024, la photographe Isabelle Vaillant investit L’Enfant Sauvage, à Bruxelles, en proposant une exposition rétrospective....
26 avril 2024   •  
Écrit par Costanza Spina
Elie Monferier : le filon au bout de l’échec
© Elie Monferier
Elie Monferier : le filon au bout de l’échec
Imaginé durant une résidence de territoire au cœur du Couserans, en Ariège, Journal des mines, autoédité par Elie Monferier, s’impose...
25 avril 2024   •  
Écrit par Lou Tsatsas
Fièvre : les remous intimes de Lorenzo Castore
© Lorenzo Castore
Fièvre : les remous intimes de Lorenzo Castore
Jusqu’au 11 mai, la galerie parisienne S. accueille le photographe Lorenzo Castore, l’un des pionniers de la nouvelle photographie...
22 avril 2024   •  
Écrit par Costanza Spina
Les coups de cœur #489 : Julie Legrand et Kathleen Missud
© Julie Legrand
Les coups de cœur #489 : Julie Legrand et Kathleen Missud
Nos coups de cœur de la semaine, Julie Legrand et Kathleen Missud, ont toutes deux, au cours de leur parcours dans le 8e art, fait le...
22 avril 2024   •  
Écrit par Milena Ill
Nos derniers articles
Voir tous les articles
Instax mini 99 : les couleurs instantanées d’Aliocha Boi et Christopher Barraja 
© Christopher Barraja
Instax mini 99 : les couleurs instantanées d’Aliocha Boi et Christopher Barraja 
La photographie analogique ne cesse de séduire un large public. Pour Fujifilm, Aliocha Boi et Christopher Barraja s’emparent de l’Instax...
26 avril 2024   •  
Écrit par Fisheye Magazine
Isabelle Vaillant : récits d’une construction intime
© Isabelle Vaillant
Isabelle Vaillant : récits d’une construction intime
Jusqu’au 19 mai 2024, la photographe Isabelle Vaillant investit L’Enfant Sauvage, à Bruxelles, en proposant une exposition rétrospective....
26 avril 2024   •  
Écrit par Costanza Spina
Hailun Ma, pour l'amour du Xinjiang
© Hailun Ma, Kashi Youth (2023) / Courtesy of the artist, Gaotai Gallery and PHOTOFAIRS Shanghai (25-28 avril, Shanghai Exhibition Centre)
Hailun Ma, pour l’amour du Xinjiang
Que savons-nous de la vie des jeunes de la province du Xinjiang, en Chine ? Probablement pas grand-chose. C’est justement dans une...
26 avril 2024   •  
Écrit par Milena Ill
Quand les photographes utilisent la broderie pour recomposer le passé
© Carolle Bénitah
Quand les photographes utilisent la broderie pour recomposer le passé
Les photographes publié·es sur Fisheye ne cessent de raconter, par le biais des images, les préoccupations de notre époque. Parmi les...
25 avril 2024   •  
Écrit par Apolline Coëffet