Dans Sang Noir, un ouvrage immersif et viscéral, Élie Monférier relate une journée de chasse, du lâché de chien à la dévoration du butin. Une œuvre organique étudiant les dimensions sacrée et sacrificielle de la traque.
Dimanche matin, dans la campagne française. Les chiens sont lancés, ils courent, entre les arbres, à la recherche d’un gibier, sous les cris d’encouragement des maîtres chasseurs. L’action est vive, la tension à son paroxysme. Les coups de fusil se font entendre, tandis que les corps s’abandonnent à la boue, à la terre, aux cicatrices des ronces, que la traque se poursuit, et que l’homme renoue avec ses instincts les plus viscéraux. « Sang Noir n’est pas un documentaire sur la chasse, avertit Élie Monférier. Mon intention était de remonter aux origines du geste, de sonder l’attitude brute, crue, primaire de la prédation. » Pour le photographe, installé à Bordeaux, tout acte photographique doit être « total, immersif et radical, fondé sur le doute, l’instabilité et l’intensité ». Publié en 2019, Sang Noir se vit comme une expérience à part. Autoédité, relié à la main, l’ouvrage s’impose comme un objet brut – à l’image des thématiques qu’il explore. Sur les pages, les images monochromes au grain prononcé figent des scènes fortes, sombres, aussi stimulantes que repoussantes. Des capsules sensorielles desquelles se dégagent l’ivresse de la traque, l’excitation des molosses, l’odeur humide des forêts, comme celle, plus rance, des bêtes.
Une fin inéluctable
Ancien étudiant en Lettres modernes, le photographe a puisé dans son héritage littéraire pour construire son ouvrage. Imaginé en trois chapitres, reprenant les unités dramatiques de temps, de lieu et d’action de la tragédie classique, son récit relate une journée de chasse. Des premières lueurs, lorsque les chiens, impatients, s’agitent dans le chenil, aux longues heures de traque, jusqu’au festin, dévoré goulument. « Cette construction narrative a l’avantage d’accentuer le côté immersif du récit… Et tout comme dans une tragédie, la fin y est inéluctable », commente l’artiste. Jouant avec les notions d’horizontalité et de verticalité pour souligner certaines sensations, Élie Monférier propose un conte lugubre aux nombreuses nuances. « La première et la troisième parties fonctionnent en regard l’une de l’autre, explique-t-il. Si le feuillet à part non cousu permet de traduire le mouvement chaotique et indéfini qui règne dans le chenil, les portraits encadrés d’un grand espace blanc évoquent quant à eux l’exercice de la raison par lequel l’homme fragmente et s’approprie le monde. Et, à la rencontre de l’inconnu et du connaissable, de l’illimité et du limitant a lieu la chasse : la partie centrale du livre. Elle questionne le rapport archaïque à la prédation, et à une forêt qu’inconsciemment il perçoit comme lieu fantasmagorique de ses peurs et de l’inconnu. »
À ces jeux de style, s’ajoutent des textes, qui fragmentent davantage les trois parties, et un papier rouge sang, à l’intérieur de la couverture – écho au dépeçage du gibier. Autant de détail venant enrichir un univers à l’esthétique radicale, frappante, cinglant comme les branches des arbres sur les corps en pleine course, et les coups de feu dans le silence des bois.
Entre suggestion et collision
C’est bien cette dimension organique que l’auteur a souhaité explorer. Si le sujet de la chasse divise, lui ne souhaite pas prendre parti. « Dès le départ, j’avais en tête Moby Dick, cette chasse océanique où le capitaine Achab, furieux, poursuit l’altérité absolue, métaphore de l’homme qui se veut maître et possesseur de la nature sauvage, confie-t-il. Ce qui m’intéresse, c’est la démesure, l’hybris de l’homme, sa vanité face à ce qui le dépasse, son entêtement face au désordre, sa rationalisation du vivant et des territoires. » Pourtant, très éloigné de l’iconographie mise en avant par la Fédération de la chasse, Sang Noir se lit comme un récit tactile, presque granuleux. Difficile de rester de marbre face aux visages avides, aux bouches pleines des hommes, lors du festin. Un rituel nous rappelant – avec une effroyable fascination – que notre instinct animal demeure palpable. « Il ne s’agit pas de valoriser une quelconque notion de transmission des valeurs, d’amour de la nature ou de territorialité, mais de rendre compte du geste de la prédation. Certains chasseurs que j’ai accompagnés ont été frappés de retrouver dans les photographies ce rapport direct, frontal avec la nature (…) Tout est une question de narration. Il faut trouver l’équilibre entre suggestion et collision », rappelle l’artiste. Collision avec les sens, collision avec notre « moi » le plus sauvage. En pleine nature, les pieds ancrés dans le sol terreux, ou à table, à la lumière d’une cheminée, le nez embaumé par les odeurs de chairs grillées, les protagonistes d’Élie Monférier deviennent des êtres hybrides. Des créatures débarrassées de leur couverture moderne, s’abandonnant aux rituels de chasse. Et là, lorsque seule la survie domine, l’homme redevient l’égal des êtres qu’il piste sans relâche.
Sang Noir, autoédité, 96 p.
© Élie Monférier