Soirées en appartement, coulisses de défilés, shootings… Derrière les paillettes du métier de mannequin se cachent une solitude mélancolique, et une relation complexe au corps, et à soi. En mêlant images et mots, la modèle danoise Matilde Søes Rasmussen capture, avec un humour noir et une poésie cynique, cet univers aussi fascinant que repoussant. Elle signe avec Unprofessional une œuvre atypique, loin des visions lisses et luxueuses de la mode. Entretien.
Fisheye : Qui es-tu ?
Matilde Søes Rasmussen : Je suis artiste et écrivaine. Je suis née en 1990 et j’ai grandi dans le village jutlandais d’Alling au Danemark. Je suis aussi mannequin depuis treize ans.
Comment es-tu devenue photographe ?
J’ai étudié le médium pendant environ cinq ans ! Mais sur une note plus poétique, j’ai reçu un jour une carte postale d’un ami – c’était une photographie de Larry Clark représentant une fille attachée, la tête contre un matelas, avec un homme pointant un pistolet sur elle (ou peut-être était-ce son pénis ?). Je m’en souviens comme de ma porte d’entrée vers le monde de l’art. Je me suis ensuite inscrite dans une école danoise, mais je suis tombée amoureuse d’un homme à Paris… J’ai donc décidé d’abandonner mon cursus et d’y rester : j’y avais trouvé un hobby. Mais tout cela est peut-être un peu trop dingue ?
Quelle est ta manière de photographier ?
Je collectionne des images pendant des années, puis je les édite. Mais je travaille actuellement à changer ce processus, parce qu’il m’épuise. Mon plus grand rêve ? Réussir à vider toutes mes archives, et ne plus jamais regarder en arrière ! C’est un peu ce que j’ai essayé de faire avec ce livre – mais c’était un échec. Je poursuis donc cette envie avec un autre projet, regroupant beaucoup d’autres archives. Je développe toujours plusieurs séries en parallèle, et je réalise également des projets plus courts, souvent avec ma partenaire artistique Marie Flarup Kristensen. Mes travaux favoris ont d’ailleurs été produits en une ou deux semaines à ses côtés.
Tu as l’habitude de travailler toujours aussi rapidement ?
Non, je suis plutôt quelqu’un de lent. J’ennuie toujours mes amis lorsque je voyage avec eux. Je prends du temps pour m’habiller, pour manger. Mais je marche vite par contre ! J’ai toujours l’impression que les planètes finissent par s’aligner parfaitement. Ça peut paraître étrange, mais lorsque je terminais Unprofessional, et que j’avais peur de ne pas le finir à temps, je m’imaginais dans un vieux train, roulant lentement vers sa destination… Et bizarrement j’arrivais toujours à l’heure !
En tant que modèle, quelle est ta vision du mannequinat ?
Je trouve la notion de mannequinat fascinante. Les modèles sont perçues comme des figures qui suscitent l’admiration, et pourtant tout le monde les déteste. Elles sont à la fois ridiculisées et glorifiées. Si on réfléchit à leur fonction, on constate qu’elles sont finalement des corps que l’on vend : celui-ci devient alors un pur produit capitaliste. Nous plaçons des filles de 16 ans dans des pubs de marque. Qu’est-ce qu’elles sont censées représenter ? C’est ridicule, aussi amusant qu’effrayant.
Et toi, dans tout cela ?
J’ai toujours du mal à dire que je suis mannequin, même après avoir passé plus de dix ans dans ce domaine. Je le murmure toujours, un peu gênée, et j’essaie rapidement de changer le sujet de la conversation. Je me suis toujours demandé comment je pouvais être fière de quelque chose que j’ai obtenu sans travailler. Et pourtant : les mannequins que j’ai rencontrés bossent tous d’arrache-pied, plus que n’importe qui d’autre, à ma connaissance.
Unprofessional semble très personnel. Peut-on comparer cet ouvrage à un journal intime ?
Je dirais qu’il s’agit d’une performance, plus que d’un journal intime. C’est un objet qui a été énormément édité, au cours de ces dernières années. Rien de ce qu’il contient n’est irréfléchi, ou spontané. Mais j’aime le fait qu’il évoque un journal. La plupart des textes qui le composent ont été écrit sur mon portable entre deux shootings, ou lorsque je traînais avec d’autres mannequins dans leur appartement, il y a donc bien une dimension « intime » là-dedans. C’est un jeu – dans lequel on s’habille, on se déguise, on joue différents personnages. On peut le faire avec des vêtements ou avec des mots.
Tu te révèles pourtant beaucoup, dans cet ouvrage.
Je n’en suis pas si sûre ! Tout revient à cette notion de performance, que j’ai déjà mentionnée. À cause de la nature même des photographies, les gens les perçoivent comme des témoignages de vérité, alors que ce ne sont finalement que des images. J’ai mis beaucoup de moi dans ce livre, mais aussi beaucoup de mannequinat. Je pense que ce métier est très proche du roleplay et du mensonge. Littéralement, notre rôle est de tromper.
La citation qui se trouve au dos du livre : « suis ton cœur » est une expression que l’on entend souvent dans le monde de la mode, sous différentes formes « sois toi-même », « aies l’air naturel », « arrête de poser » … Je ne pense pas que l’authenticité existe dans le monde du mannequinat ni dans celui de la photographie. C’est pour cette raison que je préfère définir mon travail comme performatif plutôt que documentaire.
Quelle est ta relation au selfie ? En quoi cela diffère-t-il de ton rôle de modèle ?
Pendant de nombreuses années, je n’ai pas fait de rapprochement entre mes rôles devant et derrière l’objectif. Je n’avais jamais réalisé que le fait que je sois photographe soit lié à ma carrière, alors que ces deux mondes sont bel et bien connectés, tout en étant opposés : en tant que modèle, on est hors de contrôle, et en tant que photographe, on contrôle. Ces hiérarchies de pouvoir sont ce qui rend le mannequinat intéressant. Si on ajoute à cela de l’argent, de beaux enfants qui posent comme s’ils étaient adultes… C’est un sacré cocktail !
Autoportraits, portraits de collègues réalisées sur la route, natures mortes… Pourquoi avoir mélangé tous ces genres ?
Je ne sais pas faire autrement. Je suis quelqu’un de désordonné, et, dans mon travail, je m’autorise à jongler avec différents médiums, techniques, couches et qualités.
Quelle est ta relation au corps ? Et à la nudité ?
Ma relation au corps est à la fois saine et difficile. Je le déteste souvent, et je me trouve souvent bonne ! Je me demande souvent comment je me serais sentie si je n’étais pas mannequin. Complètement différente, sans doute. Parfois, je me sens triste de ne pas savoir ce que ça ferait. Lorsque j’étais jeune, je me sentais trop grande, fine et laide. Je me détestais – comme tous les adolescents d’ailleurs. Le mannequinat a donc été un soulagement, même si ça peut sembler triste, dit ainsi.
Ton illustration de la vie de mannequin peut parfois sembler cynique. Pourquoi ?
Une de mes amis vient justement de m’envoyer un message en me disant qu’elle trouvait mon livre hilarant ! Une bonne partie de mon travail est influencée par l’humour. Mais sous cette partie amusante se cachent bien sûr une certaine tristesse et une haine de moi-même. J’aime aussi me complaire dans l’absurdité de mon travail. Je suis, pour autant, extrêmement reconnaissante des opportunités que la vie de mannequin m’a offertes, des gens qu’elle m’a permis de rencontrer. Et j’en ai profité le plus possible – j’aurais d’ailleurs dû partir à la retraite il y a des années, d’après les standards de l’industrie. J’ai toujours l’impression d’être la maman des autres modèles. Je suis presque deux fois plus vieille que certaines filles !
Quels thèmes explores-tu à travers Unprofessional ?
Le capitalisme, et le rôle du corps en son sein. Et puis, peut-être, la solitude.
Des sources d’inspiration ?
L’autrice suédoise Sara Stridsberg ! Tout le monde devrait lire The Faculty of Dreams. C’est une fiction inspirée par la vie de Valerie Solanas, qui a écrit le Scum Manifesto et qui a tiré sur Andy Warhol. C’est à la fois triste, drôle, et enfantin. Tout ce que je souhaite véhiculer à travers mon propre travail.
Unprofessional, Éditions Disko Bay, 48€, 290 p.
© Matilde Søes Rasmussen