« L’avancée des droits indigènes est toujours liée au bon vouloir de “l’Homme blanc”»

13 janvier 2020   •  
Écrit par Lou Tsatsas
« L’avancée des droits indigènes est toujours liée au bon vouloir de “l’Homme blanc”»

Pour réaliser Tonatiuh, le photographe guatémaltèque Juan Brenner s’est rendu dans son pays natal, sur les traces de Pedro de Alvarado, responsable de la conquête de l’empire aztèque. Un travail à la beauté troublante, mêlant le passé et le présent, la colonisation et ses conséquences. Entretien.

Fisheye : Comment es-tu devenu photographe ?

Juan Brenner : Par accident ! Je n’ai jamais réussi à m’intéresser aux études parce que je n’avais qu’une envie : créer. J’ai tout essayé, de l’écriture à la musique en passant par la peinture, mais je n’étais pas très doué… J’ai finalement jeté mon dévolu sur un boîtier, et je me suis tourné vers la photographie et les portraits de rue dans les années 1990. J’ai ensuite décidé de déménager à New York pour devenir photographe de mode – et je n’ai pas arrêté pendant douze ans.

De quelle manière ton approche du médium a-t-elle évolué ?

Elle s’est beaucoup transformée au cours de ma carrière, mais j’ai toujours eu un goût pour le portrait. Lorsque j’étais photographe de mode, j’essayais de construire des images conceptuelles, avec de nombreux symboles cachés. Mais j’ai dû mettre un terme à ma carrière pour des raisons personnelles, et je n’ai pas réalisé un seul de mes projets en huit ans. Aujourd’hui, je comprends mieux la société, et j’ai plus conscience de l’influence de mon travail. Je m’applique à créer des images viscérales, à travailler sur des sujets qui ont le potentiel de me faire évoluer.

Peux-tu mes raconter les origines de ta série Tonatiuh ?

Ce projet est né durant un voyage au Pérou et en Équateur. En me rendant sur ces territoires, j’ai découvert une véritable présence indigène. J’étais alors impatient de me rendre au Guatemala pour documenter cette force sur place, et donner à voir l’évolution des anciens conquis devenus conquérants. Mais j’ai vite déchanté en apprenant que l’avancée des droits indigènes est toujours liée au bon vouloir de « l’Homme blanc » – comme ils l’appellent – des lois insérées dans notre société il y a de cela des siècles.

© Juan Brenner© Juan Brenner

Comment as-tu réagi face à ce constat ?

J’ai décidé de changer mon projet, et j’ai remonté l’histoire, jusqu’à un moment déterminant : la conquête des Amériques par le gouvernement espagnol. J’ai dédié ma série au Guatemala, et à Pedro de Alvarado, conquistador espagnol, surnommé Tonatiuh (le nom du dieu soleil dans la mythologie aztèque) par les indigènes en raison de son apparence physique, notamment ses cheveux blonds.

La colonisation et ses conséquences… As-tu fait des recherches, pour traiter un tel sujet ?

J’ai lu énormément. Je ne voulais pas me prétendre historien, mais je savais que je ne pouvais pas jouer avec l’histoire et ses répercussions sans faire de recherche. Je devais être très minutieux afin d’être pris au sérieux. Échanger avec des historiens et des anthropologistes m’a permis d’avoir une vision plus réaliste de l’invasion. Ensuite, j’ai simplement cartographié le périple d’Alvarado en laissant le hasard me guider. Si j’avais déjà en tête quelques images avant de partir, la plupart des clichés sont des « heureux accidents » qui se sont déroulés au cours du parcours.

Ta façon de photographier a-t-elle changé grâce à ce projet ?

Oui. J’aime planifier, garder le contrôle. Pourtant, pour réaliser Tonatiuh, j’ai complètement bouleversé mes habitudes. C’était une décision prise en adéquation avec le sujet : lorsque j’avais 20 ans, je m’étais juré de ne jamais photographier le Guatemala, de ne pas participer à cette « pornographie touristique » que l’on voit partout. La vie est parfois amusante ! Mais quoi qu’il en soit, cette série m’a appris à accepter mes origines guatémaltèques une bonne fois pour toutes.

© Juan Brenner© Juan Brenner

Cette proximité avec le sujet a donc influencé ton travail ? Qu’as-tu appris ?

J’aime me dire que je crée mes propres mythes grâce à ses images. Elles représentent ma vision des choses, de ce que nous sommes, de ce que nous faisons. J’ai appris, par exemple, que la plupart des lois injustes faisant partie de l’histoire de notre pays ont été instaurées il y a plus de 400 ans. Un constat aussi répugnant qu’intéressant. Si je sais que ce projet ne changera rien à grande échelle, je suis remonté aux sources du problème. Cette connaissance me permettra d’éviter de faire des erreurs sans cesse répétées depuis des siècles !

Quelles étaient tes relations avec tes sujets ?

En général, tout s’est bien déroulé. J’étais toujours prudent, et je travaillais avec un « fixeur » qui me servait de guide. Les Guatémaltèques sont réputés pour être très durs envers les personnes qui souhaitent les photographier. Il me fallait donc éviter les situations dangereuses. Une fois, alors que j’étais seul, je me suis rendu à Todos Santos Cuchamatán, une des villes les plus isolées du pays. Alors que je réalisais un portrait d’adolescents, un homme s’est approché de moi, et m’a demandé pourquoi je « volais » ces images.

Que s’est-il passé ensuite ?

Je lui ai montré mes clichés, et leur beauté l’a adouci ! Il m’a même demandé de le prendre en photo et de lui laisser un polaroid pour qu’il puisse le montrer à ses amis. Alors qu’il souriait, j’ai remarqué ses dents en or – il s’agit d’une vision qui a modelé toute ma série. L’homme est ensuite parti, escorté par des gardes du corps sortis de nulle part. Ces derniers lui avait mis une cape sur les épaule, à la manière d’un empereur. J’ai ensuite appris que je venais de rencontrer l’un des « cofrades », l’un des chefs de la ville et que la semaine précédente, ceux-ci avaient attaqué un groupe de touristes photographiant l’endroit. Cette expérience m’a appris que la sincérité peut transformer les mœurs, et diffuser une sorte d’énergie positive !

© Juan Brenner© Juan Brenner
© Juan Brenner© Juan Brenner
© Juan Brenner© Juan Brenner
© Juan Brenner© Juan Brenner
© Juan Brenner© Juan Brenner

© Juan Brenner

Explorez
Les images de la semaine du 16.12.24 au 22.12.24 : une multitude de dialogues
© Rebecca Najdowski
Les images de la semaine du 16.12.24 au 22.12.24 : une multitude de dialogues
C’est l’heure du récap ! Cette semaine, les pages de Fisheye dévoilent une multitude de dialogues initiés par la photographie.
Il y a 4 heures   •  
Écrit par Apolline Coëffet
The Color of Money and Trees: portraits de l'Amérique désaxée
©Tony Dočekal. Chad on Skid Row
The Color of Money and Trees: portraits de l’Amérique désaxée
Livre magistral de Tony Dočekal, The Color of Money and Trees aborde les marginalités américaines. Entre le Minnesota et la Californie...
21 décembre 2024   •  
Écrit par Hugo Mangin
Paysages mouvants : la jeune création investit le Jeu de Paume
© Prune Phi
Paysages mouvants : la jeune création investit le Jeu de Paume
Du 7 février au 23 mars 2025, le Jeu de Paume accueille le festival Paysages mouvants, un temps de réflexion et de découverte dédié à la...
20 décembre 2024   •  
Écrit par Costanza Spina
La BnF célèbre les prix photographiques !
© Karla Hiraldo Voleau, Série « Doble Moral », 2023 / La Bourse du Talent, 2024.
La BnF célèbre les prix photographiques !
À la Bibliothèque nationale de France, quatre grands prix photographiques se réunissent pour la 4e édition de l’exposition La...
17 décembre 2024   •  
Écrit par Marie Baranger
Nos derniers articles
Voir tous les articles
Les images de la semaine du 16.12.24 au 22.12.24 : une multitude de dialogues
© Rebecca Najdowski
Les images de la semaine du 16.12.24 au 22.12.24 : une multitude de dialogues
C’est l’heure du récap ! Cette semaine, les pages de Fisheye dévoilent une multitude de dialogues initiés par la photographie.
Il y a 4 heures   •  
Écrit par Apolline Coëffet
The Color of Money and Trees: portraits de l'Amérique désaxée
©Tony Dočekal. Chad on Skid Row
The Color of Money and Trees: portraits de l’Amérique désaxée
Livre magistral de Tony Dočekal, The Color of Money and Trees aborde les marginalités américaines. Entre le Minnesota et la Californie...
21 décembre 2024   •  
Écrit par Hugo Mangin
Paysages mouvants : la jeune création investit le Jeu de Paume
© Prune Phi
Paysages mouvants : la jeune création investit le Jeu de Paume
Du 7 février au 23 mars 2025, le Jeu de Paume accueille le festival Paysages mouvants, un temps de réflexion et de découverte dédié à la...
20 décembre 2024   •  
Écrit par Costanza Spina
Mirko Ostuni : une adolescence dans les Pouilles
© Mirko Ostuni, Onde Sommerse.
Mirko Ostuni : une adolescence dans les Pouilles
Dans Onde Sommerse, Mirko Ostuni dresse le portrait de sa propre génération se mouvant au cœur des Pouilles. Cette jeunesse tendre et...
20 décembre 2024   •  
Écrit par Marie Baranger