Installée à Kaboul pendant plusieurs années, Mélissa Cornet – lauréate cette année du Prix Carmignac du photojournalisme aux côtés de Kiana Hayeri – documente la vie quotidienne des Afghanes et les changements qui ont suivi la prise du pouvoir par les talibans, en août 2021. Outre un travail de recherche académique et journalistique, elle emploie le dessin et la photographie, qui lui permettent d’archiver cette période brutale et mouvementée.
« Il devient rare de trouver des histoires positives à couvrir en Afghanistan », prévient Mélissa Cornet, chercheuse en droits humains. Sur certaines images qu’elle a capturées et que nous découvrons, pourtant, de jeunes filles afghanes, vêtues d’habits traditionnels colorés, s’amusent dans les montagnes, conversent les unes avec les autres et s’instruisent avec engouement à l’école. Rares et précieux, ces clichés symbolisent une liberté que l’autoritarisme et l’intégrisme n’ont pas encore entièrement grignoté. Ils prennent pour décor le Wakhan, un long corridor qui longe la frontière avec le Tadjikistan et le Pakistan. « Ce lieu donne l’impression d’être coupé·e du reste de l’Afghanistan. C’est aussi une région dans laquelle les femmes sont éduquées et trouvent des solutions pour travailler. J’y étais, par exemple, pour visiter les projets de l’organisation française Artijaan, qui collabore avec des artisanes afghanes pour qu’elles continuent à gagner de l’argent malgré les restrictions », explique-t-elle. Pour autant, le cas du Wakhan demeure bien singulier face à l’état actuel du pays.
Mélissa Cornet est arrivée en terres afghanes il y a plus de six ans par l’intermédiaire de la recherche, avec pour projet initial d’observer les évolutions propres aux questions de genre et surtout aux droits des femmes. Elle constate alors autant un empouvoirement économique de celles-ci et leur participation au processus de paix, que les violences quotidiennes dont elles sont victimes. Le retour des fondamentalistes il y a trois ans dans la capitale est un véritable choc pour les Afghan·es comme à l’international. Témoignant jusque-là des marges de liberté existantes face à des interdictions déjà nombreuses, la chercheuse doit désormais rendre compte d’une normalisation glaçante des discriminations à l’égard des femmes. Cette réalité nouvelle, elle choisit de l’exprimer à travers d’autres médiums : la photo, et les croquis, qui vont au-delà des statistiques ou des entretiens de recherche.
Une sensibilisation qui passe par l’acte photographique
« J’arrive à Kaboul en janvier 2018, dans une ville totalement différente de celle que vous verriez aujourd’hui, se rappelle Mélissa Cornet. En apparence, rien n’a changé : la ville n’a pas été détruite par le conflit, la transition a été pacifique. Le changement est subtil : les départs, les absences, le vide dans le cœur et les yeux des gens. Puis, la lente disparition des femmes de l’espace public, d’abord via des vêtements de plus en plus couvrants, de plus en plus sombres, jusqu’à leur effacement. Les conséquences de la crise économique se font également ressentir : dans les rues, le nombre de femmes et d’enfants qui mendient a explosé. »
Si pour elle, le 8e art comme outil de témoignage des réalités affectant l’Afghanistan s’est imposé, c’est d’abord parce qu’elle a pu constater à quel point une personne à l’étranger pouvait être marquée par une photo en comparaison avec une statistique, même dramatique. « Faire en sorte qu’il continue à y avoir de l’attention sur l’Afghanistan reste un objectif constant, comme le fait de documenter, documenter, documenter via les entretiens et les observations », martèle la chercheuse. Un projet long de plus de trois ans, toujours en cours, la conduit à se rendre dans une vingtaine de provinces et à y rencontrer des centaines d’Afghanes, voire à les photographier avec son appareil argentique, un vieil Hasselblad. Elle alterne régulièrement avec la pratique du dessin, plus sécurisant, permettant notamment de ne pas identifier les personnes portraiturées, et de représenter des situations dans lesquelles la photo est interdite – comme un mariage, par exemple. Dessin et photo deviennent alors un moyen de revisiter et de comprendre en profondeur les changements dont l’autrice témoigne.
Les droits des Afghanes profondément bafoués
Dans la majorité du pays, les femmes sont aujourd’hui cantonnées à l’espace privé. Paradoxe saillant, les talibans, soucieux à leur retour à Kaboul de rassurer la communauté internationale dans laquelle ils veulent désormais être intégrés, promettent de se montrer plus souples qu’à l’ère de leur premier règne, de 1996 à 2001. Malgré les discours officiels, le pays s’enlise pourtant à nouveau, progressivement, dans un régime où les juges sont encouragés à ordonner la torture et l’exécution des femmes ; où celles-ci ne peuvent plus aller à l’école après 12 ans, ni à l’université, ni travailler dans la fonction publique, pour des ONGs ou pour l’ONU. Elles ne peuvent pas non plus sortir de chez elles non-accompagnées d’un homme de leur famille – dès lors qu’il s’agit d’un long déplacement – doivent se couvrir dans la rue, et ne peuvent plus se rendre dans un nombre croissant de lieux tels que les parcs, les salles de sport ou les salons de beauté.
Un fait qui a pour conséquence d’impacter le travail de la chercheuse lui-même, puisqu’il dépend, par essence, d’une liberté de voyager et d’aller à la rencontre de ses sujets. Face à cette détérioration criante des droits fondamentaux, Mélissa Cornet révèle la perte de l’espoir en la possibilité d’une amélioration quelconque de l’état des choses. « La plupart des Afghanes cherchent aujourd’hui à quitter le pays », déplore-t-elle. Tentant de sonner l’alarme auprès de la communauté internationale, afin qu’elle exerce la pression nécessaire et trouve une issue à ce cauchemar qui semble ne pas connaître de fin, la chercheuse plaide, coûte que coûte, pour qu’elles ne tombent pas dans un oubli mortifère.