Depuis près de deux ans, Claire Brault et Jeohan Bonillo conjuguent photographie et broderie en redonnant une âme à des clichés oubliés. Sans aucune censure, Clairéjo – leur galerie en ligne – invente un humour tendre et décalé explorant de nouveaux territoires.
En mode ou dans les arts, la broderie est en pleine forme ! En témoignent les œuvres de Claire Brault et Jeohan Bonillo, dont l’aventure artistique se nomme Clairéjo. Il suffit d’un tirage original, de pelotes de laine ou de coton et de leurs quatre mains, et le tour est joué pour ce couple de quadragénaires qui laisse son amour de la photographie le guider. L’un et l’autre collectionnent les photos anonymes chinées dans des brocantes, des greniers ou des boutiques Emmaüs, de la naissance du 8e art aux années 1980. Ces deux passionné·es imaginent les mille et une histoires que recèlent ces images dépositaires d’un passé, sans être limitées à celui-ci.
Claire Brault est iconographe depuis près de vingt ans, tandis que Jeohan, dit « Jo », issu d’une famille d’artistes plasticiens, a consacré l’essentiel de sa carrière au journalisme. Si Clairéjo existe depuis deux ans, Claire et Jo collectionnaient déjà des images anonymes avant de tisser leurs prénoms ensemble. « Clairéjo est né le jour où nous avons recousu un portrait plus que centenaire de deux sœurs, nous apprend Jo. L’image était déchirée, cet accident nous a ému·es. L’idée était que la réparation sublime l’ensemble.» Iels se mettent à l’ouvrage et domestiquent la patience et le calme requis par la broderie. Leur activité s’est depuis déclinée sur des objets de déco, ainsi qu’une ligne textile, des sacs et pochettes. Un travail vendu aux quatre coins du monde, de la Nouvelle- Zélande au Kenya en passant par l’Estonie, le Brésil et le Qatar.
Le beau à l’imparfait
« Tout peut être propice à la broderie, qu’il s’agisse de militaires en exercice ou de femmes au foyer ! », déclarent-iels. Quel que soit le support, l’univers prolifique et sensible de Clairéjo se compose autant de scènes de la vie quotidienne que de portraits, de mises en scène et de paysages. Claire et Jo conjuguent « le beau à l’imparfait », comme l’indique leur mantra sur leur site. En collant des fleurs séchées ou en brodant des formes imaginaires avec des fils de couleur, iels se laissent porter par leur inspiration. « Concrètement, nous travaillons à quatre mains et quatre yeux. Assis·es face à face dans notre atelier, nous sortons un petit tas de photos et construisons ensemble la nouvelle histoire à raconter », détaillent-iels. Le fil apporte des couleurs vives au noir et blanc, dessine des mises en scène délicieuses ou agrémente un simple paysage. Souvent, la broderie accentue les traits déjà présents pour les magnifier, dans une sorte de prolongement du regard du photographe. Une scène de rire devient un décor de carnaval. Un sujet à la posture élégante, au portrait austère, se transforme en bouquet vivant.
« Notre démarche a beaucoup à voir avec la transmission et l’idée que l’on poursuit la “légende” familiale des anonymes qui passent sous nos aiguilles », explique Jo. Dans une logique semblable à celle du kintsugi japonais – l’art de sublimer les cassures – sous les aiguilles de Clairéjo, les anonymes sont projeté·es dans une nouvelle histoire, sur un mode décalé, poétique ou humoristique. « Si nous ne fuyons jamais les clichés graves ou austères, nous empruntons des chemins poétiques ou ludiques. Ajouter de la broderie à l’image invite le·a regardant·e à plonger dans une nouvelle histoire », poursuit Jo. Un humour qui se retrouve autant dans les éléments brodés que dans le choix des titres – comme cette fraise royale aux mille couleurs désormais arborée par un homme posant face caméra. « Nous racontons une nouvelle histoire sans masquer les marques du temps. Nos cicatrices sont belles, ne les cachons pas », peut-on lire sur leur site web. Claire et Jo donnent ainsi une seconde vie à des images laissées dans l’oubli, les délivrent de l’anonymat et les font renaître sous le signe de la dérision et du jeu de mots.
Alors que la photographie brodée prend dans les œuvres de Carolle Bénitah ou de Diane Meyer une dimension politique, voire cathartique – en servant la représentation d’une mémoire effacée –, chez Clairéjo, le projet diverge. C’est le détournement, verbal et esthétique, qui constitue le cœur de leur œuvre. L’opposition du noir et blanc de l’image et des fils de couleur offre, dans son décalage, une vision rafraîchissante. En quête d’une pratique qui fasse lien, Clairéjo invente ce qui nous rassemble, nous qui venons d’époques et de lieux éloignés. Clairéjo travaille parfois par collection, avec des séries composées d’images diverses entre lesquelles la broderie tisse des liens, imaginant ainsi de nouvelles histoires. L’une d’elles, dédiée à l’intime et à une recherche d’inclusivité, est à découvrir à la Galerie Rachel Hardouin (Paris 10e, jusqu’au 9.03), qui consacre un solo show à Clairéjo. Du 4 au 30.03, le binôme sera exposé au centre culturel Rachid Taha de la Goutte d’Or (Paris 18e), puis du 23.04 au 12.08, au 14, rue du Château d’Eau, dans le 10e arrondissement parisien.
Cet article est à retrouver dans son intégralité dans le dernier numéro de Fisheye.