Shane Rocheleau documente les comportements humains. Dans son projet You are the masters of the fish and birds and all the animals, il étudie la notion de patriarcat aux États-Unis. Un récit sociologique traité avec une grande justesse. Rencontre avec l’artiste.
Fisheye : Comment la photographie est-elle entrée dans ta vie ?
Shane Rocheleau : Elle m’a trouvé lorsque j’avais 22 ans. Je commençais alors un voyage avec deux amis, d’un bout à l’autre des États-Unis. On roulait dans une Ford Escort bleue, un modèle des années 1990, et j’avais décidé d’écrire un roman sur grand road trip américain. Le deuxième matin, l’un deux me prête son petit Kodak Andvantix en me demande de le photographier au bord de l’eau. Lorsque j’ai appuyé sur le bouton, j’ai eu un déclic. Je ne lui ai jamais rendu son appareil, et dans chaque ville, je fonçais vers le premier magasin que je trouvais pour acheter des pellicules. Inutile de dire que je n’ai finalement jamais écrit mon roman.
Comment choisis-tu tes sujets ? You are the masters of fish and birds and all the animals, plus particulièrement ?
Chaque vendredi, je prends mon boîtier, et vais faire un tour en voiture. Je réalise en général une dizaine d’images et je passe une très bonne journée !
Pour You are the masters of the fish and bids and all the animals, je souhaitais faire dialoguer les points de vue des Américains libéraux (orientés LGBTQ+) et ceux des conservateurs, notamment les défenseurs du second amendement (le droit de porter des armes, ndlr). J’ai pris des photos en gardant cette idée en tête puis j’ai laissé décanter ce projet plusieurs années. Finalement, j’ai réalisé que mes images évoquaient la masculinité. Un sujet plein de contradictions, construit autour de mon identité propre, en tant qu’« homme blanc », et de l’héritage psychologique de mon pays.
Que signifie le titre de ce projet ?
Il s’agit d’un extrait de la Genèse. Le passage duquel il est issu définit les femmes comme des servantes, et les hommes comme les maîtres du monde. Cette phrase comme titre en dit long sur mon opinion religieuse. Il est important de souligner que ce passage a également été utilisé dans le passé pour défendre, entre autres, l’esclavage, la décimation des Indiens d’Amérique, l’intolérance religieuse, les lois Jim Crow (ensemble de lois promulgué principalement dans le sud des États-Unis, et constituant l’un des éléments majeurs de la ségrégation, ndlr). Aux États-Unis, l’homme blanc exerce toujours une certaine emprise, notamment sur les instruments de propagande.
En isolant ces douze mots, j’espère amener les lecteurs à reconsidérer ce message et questionner leur place dans la création de la culture américaine et dans leur imaginaire collectif.
Comment t’est venue l’idée de travailler sur la suprématie masculine blanche ?
En observant mon travail jour et nuit, le sujet s’est imposé à moi. David Foster Wallace (auteur américain, ndlr), et son discours résume ma pensée :
« C’est l’histoire de deux jeunes poissons qui nagent et croisent le chemin d’un poisson plus âgé, qui leur fait signe de la tête et leur dit, “Salut, les garçons. L’eau est bonne ?”
Les deux jeunes poissons nagent encore un moment, puis l’un regarde l’autre et demande : “Tu sais ce que c’est, toi, l’eau ?” »
Aux États-Unis, le patriarcat blanc représente cette eau. Si beaucoup de personnes ont déjà abordé ce sujet, cela a souvent été fait du point de vue de l’oppressé. Je pense que les hommes blancs doivent commencer à prendre plus de responsabilités, et questionner leurs privilèges. C’est mon devoir de rendre visible ce patriarcat et ses vestiges.
Quel message souhaites-tu faire passer à tes lecteurs ?
J’espère que mes lecteurs comprennent que cette suprématie de l’homme blanc envahit notre société. Cette notion apparaît dans des publicités, lors d’événements sportifs, elle soutient nos politiques et religions et s’infiltre dans nos foyers. Si les Américains commençaient à y prêter attention, ils se rendraient compte qu’elle est omniprésente. Finalement, mon approche est celle d’un homme blanc américain, qui sait qu’il est privilégié.
Dans quelle mesure tes photos reflètent-elles ton opinion ?
Plutôt que d’exprimer une opinion, mes photos reflètent plutôt une expérience émotionnelle – entre peur, confusion, trahison et espoir. Mais même si j’avais voulu rendre mon propos plus clair, je ne peux pas m’attendre à ce qu’il soit compris par tous. J’espère plutôt que cet ouvrage poussera les lecteurs à interroger leurs propres opinions et préjugés.
Être violent, puissant, agressif et sexualisé : ce genre d’archétypes de la masculinité américaine encouragent l’agressivité des hommes et la victimisation des femmes et des minorités. Si un homme « réussit », il devient par conséquent impitoyable et violent. S’il échoue, la honte le submerge, et il devient impitoyable et violent. J’espère que les États-Unis auront la force de réimaginer ce que signifie être un « homme blanc ».
Penses-tu que les récents mouvements liés au féminisme ont aidé à mettre en lumière ces inégalités ?
Absolument. Le féminisme est égalitaire par nature, tandis que la suprématie est hiérarchique. Le mouvement a encouragé de nombreux pays à reconsidérer d’anciens préjugés, à bouleverser certaines hiérarchies enracinées depuis des années – qu’elles soient centrées sur le genre, l’ethnie, la religion ou autre.
Tu as étudié la psychologie, à l’université. Cela t’a-t-il aidé à couvrir ce sujet ?
Sans aucun doute. J’ai étudié la psychologie parce je voulais comprendre pourquoi on se comporte de telle ou telle manière. Cet intérêt influence ma photographie. Des philosophes comme Freud ou Lacan ont forgé ma pensée – et donc mes créations – ces dernières années. J’aborde tous mes travaux avec un profond intérêt pour l’esprit, à la fois collectif et individuel.
© Shane Rocheleau
You are Masters of the Fish and Birds and All the Animals, Éditions Gnomic Book, 48$, 112 p.