Dans Planet Tarkovsky – Mother Milk, Lee-Marie Sadek explore la matière autant que les confins de son imagination. Diptyques perchés, obsession pour les univers laiteux ou hommage au réalisateur soviétique ? Entrevue.
Fisheye : Qui es-tu, peux-tu te présenter en quelques mots ?
Lee-Marie Sadek : Je suis né à Beyrouth au Liban. J’ai étudié la typographie et le design graphique à Bruxelles. Puis de retour au Liban, je me suis intéressé à la publicité et aux techniques et supports de diffusion massive de l’infirmation (mass média). En 2001 , je suis arrivé à Paris et après une longue pause, j’ai repris des études en arts plastiques, parcours Photographie, à Paris.
Comment la photo est-elle apparue dans ta vie ?
Lors de ma dernière année universitaire au Liban je suivais un cours de photographie et on a eu comme projet de déambuler dans la ville en faisant des images montrant le contraste entre l’ancien et le nouveau. C’était la première fois que je réalisais que toute cette réalité environnante changeait une fois mon appareil sur moi.
Qu’est-ce qui te fascine dans l’univers de Tarkovsky ?
Il n’y a aucune exagération de considérer son œuvre comme étant la plus poétique dans l’histoire du cinéma. Chaque arrêt sur image – à n’importe quel moment de chacun de ses films – constitue un magnifique « tableau » extraordinairement « composé » et « cadré ». J’ai l’impression que Tarkovsky est le cinéaste des photographes : l’histoire passe au second plan au profit d’une image inlassablement captivante.
Dans quelle mesure ses « tableaux » ont-ils influencé ta démarche ?
À travers cette série, je n’ai jamais cherché à retranscrire des scènes de son univers, mais plutôt à donner libre cours à mon imagination afin qu’elle puisse naviguer dans cette « mer laiteuse » autour de l’axe formé par cet amour entre l’homme, la mère et la patrie. Ce « triangle d’amour » (omniprésent dans tous ses films) était pour moi le véritable point de départ. Par contre, certaines de mes images peuvent être reliées directement à ses films. Celles de l’enfant au « rayon laiteux » qui sort de son front, par exemple, ou bien celle où je porte un casque « cosmique » ; ces deux images peuvent renvoyer le spectateur au film Stalker dans lequel il est question de télékinésie.
Quel genre de relation entretiens à ta mère ?
Presque inexistante. Mes parents sont divorcés depuis mon enfance et c’est ma grand-mère paternelle qui a pris soin de moi. Elle m’a donné beaucoup d’amour et d’affection – beaucoup plus qu’une mère. Si cette série venait à être un jour publiée, elle lui serait dédiée. Mais je précise qu’il n’y a aucun élément autobiographique dans mon travail (du moins de façon consciente). Pour moi, c’est un « chantier d’imagination » loin de tout ce qui relève du personnel. Ce que je trouve intéressant dans cette série ? Cette fusion paradoxale entre une froideur esthétique et conceptuelle d’une part, et d’autre part le sujet nostalgique et affectif qu’elle traite. Visuellement, il y a un hommage à 2001 l’Odyssée de l’Espace de Kubrick – alors que Tarkovsky, en réalisant Solaris, a voulu faire un film de science-fiction passionnel qui va à contre-courant de celui de Kubrick.
Pourquoi aimes-tu autant jouer avec la matière ?
Étant de nature obsessive, cette recherche de la matière ne s’arrête pas tant que mon imagination trouve qu’il y a encore d’autres dimensions à exploiter dans cet univers laiteux. Il m’est toujours fascinant de constater qu’un travail, une fois commencé, devient « vivant ». Puis, par la suite, c’est lui qui guide son créateur à produire d’autres photos qui lui sont nécessaires. Tant que cette conversation restera active, le travail restera inachevé. Pour revenir à cette série, le véritable (en)jeu était de transformer visuellement ce qui (parfois) n’est pas du tout de nature laiteuse afin de lui donner un aspect et une fonction laiteuse qui expriment cette affection entre l’individu, la mère et la patrie.
D’ailleurs, quelle est ta relation à la patrie ?
J’éprouve envers mon pays natal un sentiment de nostalgie (bien moins intense que lors des premières années vécues ici en France). En revanche, j’ai tourné le dos, presque complètement, à la culture qui règne là-bas.
Te souviens-tu de la première image de la série ?
En 2009, j’ai fait une photo que j’ai intitulée « Mothers’Milk » par simple provocation. À cette époque, je ne connaissais rien de l’œuvre de Tarkovsky, mais bien plus tard, lorsque j’ai amorcé cette série, j’ai eu le sentiment que cette photo a joué un rôle précurseur. Comme si l’idée était enfouie en moi toutes ces années, et qu’il suffisait d’un prétexte pour qu’elle se développe, dix ans plus tard.
Souhaites-tu commenter des images qui te tiennent particulièrement à cœur ?
La photo où l’on retrouve l’enfant au « rayon laiteux ». Ce rayon est une réponse à la photo précédente montrant une route illuminée en forme de tracé laiteux. L’association de cette substance qui se dégage du petit garçon avec son regard totalement « absorbé » par elle produit un sens d’appartenance et d’émerveillement.
Dans un diptyque, on voit la statue d’un dos de femme qui est creux. L’image qui lui fait face présente une station industrielle qui, par sa courbe, « complète » ce creux et « s’extrait » (en même temps) de lui. Une imagination matérielle se dégage de cette association/dissociation et met en valeur une véritable « autoproduction laiteuse » d’un moule universel de la mère.
Je considère le diptyque suivant (le plus récent), comme étant le plus important de ma série, car il résume à lui seul toute la pensée développée au cours de ce travail. Ces projections lumineuses sur le mur présentent de façon la plus directe la transformation de la lumière en écriture laiteuse. La matière ainsi que sa représentation forment un seul corps fusionnel. À droite, on voit la lumière dans un état de « verse » tandis qu’à gauche, elle est devenue une goutte dédoublée.
Tu as intégré un extrait d’un texte de G. Bachelard : pourquoi avoir choisi cet ouvrage et cet extrait ?
Ce texte se lit comme une introduction méthodologique de « l’imagination matérielle » qui est en parfaite communion avec ma démarche. Bachelard illustre par des mots une véritable louange à cette « eau maternelle », tandis que moi je fais la même chose, mais en images. Cela dit, je considère Bachelard comme étant l’écrivain le plus « photographique » alors que ses livres sont (malheureusement) classés comme étant des essais philosophiques.
À qui s’adresse ta série ?
Je suis vraiment « au service » de mon imagination ; si mon travail final plaît, tant mieux ! Sinon, tant pis. Je continue avec tout le plaisir qui va avec ! Mais en y pensant, ça m’intéresserait beaucoup de connaître l’avis d’autres photographes qui ont rendu hommage à Tarkovsky de façon plus « directe » ou même plus « abstraite » afin de tisser une conversation dynamique entre nos visions. Ça me ferait également plaisir de savoir comment les amateurs (non-photographes) de Tarkovsky vont « conjuguer » mon travail. Enfin, si jamais quelqu’un souhaite se plonger dans ses films à la suite de la découverte de ma série, je serais super curieux de savoir quel rapprochement (s’il y a eu lieu) il a établi entre mes photos et son œuvre.
Trois mots pour finir ?
Onctueuse, somptueuse, sidérale.
© Lee-Marie Sadek